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Acte II du « choc des savoirs » : les adjudicataires du livre en première ligne

L'équipe de la librairie Cufay au très grand complet. - Photo DR

Acte II du « choc des savoirs » : les adjudicataires du livre en première ligne

Leur chiffre d'affaires peut varier du simple au triple d'une année sur l'autre et dépend en très grande partie du ministère de l'Éducation nationale, qui vient d'annoncer la relance du « choc des savoirs ». S'ils tiennent et croient encore au papier, leur offre numérique ne cesse de s'étoffer. Qui sont et où en sont les adjudicataires du livre ?

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Par Dahlia Girgis
Créé le 15.11.2024 à 16h20

La nouvelle ministre de l'Éducation nationale Anne Genetet a officiellement affirmé le 12 novembre sa volonté de poursuivre le « choc des savoirs », annoncé par son prédécesseur, Gabriel Attal, en décembre 2023.

Initialement attendue à la rentrée 2024, cette série de réformes doit relancer l'édition scolaire et par ricochet l'activité des librairies adjudicataires. Ces enseignes se chargent de distribuer auprès des établissements scolaires les manuels imprimés, leurs versions numériques et autres ressources éducatives. Elles dépendent souvent de marchés publics, mais pas uniquement, puisque des contrats sans appels d'offres sont conclus.

Le dénominateur commun à ces librairies est que leur marché est fortement tributaire des réformes de l'Éducation nationale. « Nous sommes en année creuse, tout le monde attend les réformes et qu'une ligne de conduite soit donnée, car nous manquons de visibilité », soutient Thierry Damagnez, à la tête de la librairie Cufay. Son entreprise sert près de 2 500 collectivités ou associations de parents d'élèves, dont 1 500 collèges. Lors de la dernière réforme des collèges en 2016, le chiffre d'affaires de l'entreprise tournait autour de 28 à 29 millions d'euros, soit deux à trois fois le chiffre actuel. « Toutes les matières et niveaux étaient impactés cette année-là. La plupart des livres en circulation datent toujours de cette réforme, qui remonte à la présidence de François Hollande. Personne ne souhaite racheter des collections de livres avec l'arrivée d'une réforme prochaine », souligne le spécialiste.

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Un atelier de formation Tabuléo.- Photo DR

Le même constat est fait au sein de la librairie scolaire LDE, qui se différencie de ses confrères adjudicataires puisqu'elle ne répond pas aux appels d'offres. Son directeur, Frédéric Fritsch, observe depuis 2021 une baisse des achats de manuels papier dans les lycées : « Si les éditeurs ne sont pas amenés à faire de nouveaux manuels en raison d'absence de réforme, la question de l'usure des manuels devra être posée. » Dans le secteur, le temps d'utilisation habituel d'un manuel est compris entre cinq et six ans. « Au collège, les manuels n'ont pas été renouvelés depuis presque dix ans, le marché de réassort ne suffit pas », insiste le fondateur de LDE.

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Yves Morel, gérant de la librairie eMLS.- Photo © JEAN-BERNARD STIL

Dans ce marché spécifique, les années de réforme se ressentent sur l'ensemble du monde de l'édition. Lors de la dernière réforme du lycée, mise en œuvre à la rentrée 2019, le scolaire passait du cinquième au deuxième rang en valeur dans le marché (une croissance de 35,9 % par rapport à 2018). Cette année a également marqué un « point de bascule » numérique, selon Frédéric Fritsch.

La maîtrise du numérique

Depuis plusieurs années, les manuels et ressources dématérialisés permettent à ces librairies de moins dépendre des réformes, et surtout de diversifier leurs sources de revenus. Le cycle du numérique est plus court : la licence numérique se renouvelle tous les ans, avec un tarif compris entre trois et sept euros. « Le numérique est un segment stabilisant, les achats sont moins importants, mais ils ont lieu chaque année. Ce modèle économique nous permet de trouver une robustesse », explique Frédéric Fritsch.

Là encore, l'impulsion politique peut se faire ressentir, comme le signifie le dirigeant de la librairie eMLS, Yves Morel : « Quand la sphère publique est motrice, cela fait avancer les choses. » L'ancien fondateur de l'opérateur mobile Bazile a rejoint ce marché en 2020. À la recherche d'un « projet d'entrepreneuriat dans un secteur noble », il reprend eMLS et mène une série d'actions commerciales comme la refonte de l'identité visuelle et la mise en place d'une newsletter. Le passage au numérique est « un mouvement de fond qui connaît des phases d'accélération et parfois de pause, mais qui va continuer de se développer et trouver un équilibre », soutient le responsable.

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Frédéric Fritsch, directeur de la librairie scolaire LDE.- Photo DR

Pour lui, cette continuité s'explique entre autres par la baisse des difficultés techniques. Il cite l'exemple du Gestionnaire d'accès aux ressources (GAR) qui facilite l'accès aux enseignants depuis 2017. Dispensée par le ministère de l'Éducation nationale, cette interface rassemble à la rentrée 2023 près de 9 000 établissements du secondaire, soit 97 % des établissements publics, et plus de 23 000 écoles, soit 51 % des écoles publiques. « Ce service a contribué au déploiement de l'éducation numérique en France », ajoute Yves Morel.

De son côté, Frédéric Fritsch estime que le déploiement du numérique a principalement été soutenu par « la construction d'un écosystème technique, pédagogique et commercial respectueux de chacune de ces composantes ». Parmi elles, le GAR, mais surtout les établissements scolaires, les éditeurs du secteur, les ENT, l'Éducation nationale ou encore les fournisseurs de matériel, comme les ordinateurs personnels des élèves.

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Dans les entrepôts de Cufay.- Photo CUFAY

Un métier en évolution

Le déploiement du numérique requiert des compétences particulières. Les librairies qui vendent des licences numériques font des démonstrations de produits et montrent aux enseignants toutes les possibilités d'usage d'un produit. Un modèle d'accompagnement similaire est proposé par Tabuléo. Depuis les Hauts-de-France, cette « librairie numérique scolaire » se lance en 2015 avec pour vocation de simplifier l'usage du numérique auprès des établissements. L'équipe de Tabuléo livre une formation, souvent en présentiel, aux enseignants lors de la prise en main du projet par l'établissement et effectue des sessions de rappel si besoin.

Pour les fondateurs Anthony Dassonville et Gaël Leveneur, « sans un accompagnement adéquat à l'utilisation des licences numériques, l'usage faiblit ». Les deux hommes proposent en complément l'interface Tabuléo Connect, permettant aux établissements d'accéder et de gérer l'ensemble de leurs ressources. Elle est principalement destinée au secteur privé, mais des collectivités peuvent réclamer une interface similaire.

En témoigne le récent appel d'offres de la région Grand Est pour près de 358 lycées publics et privés sous contrat (en 2025 et 2026), soit un nombre estimatif de 1 100 000 manuels par année scolaire. L'avis précise : « Le marché comprend la fourniture d'un site de commande pour les lycées, donnant accès à l'ensemble du catalogue de ressources et manuels numériques avec un moteur de recherche avancée ; la fourniture de licences de ressources et manuels numériques et le suivi de leur livraison sur le GAR de chaque lycée ; la fourniture de statistiques ainsi que la mise en place d'une hotline interconnectée aux plateformes académiques d'assistance et au portail lycée. »

À chaque fois, Tabuléo candidate sur les marchés publics. Ces derniers « ne reprennent souvent qu'une partie de notre activité de librairie adjudicataire, alors que nous allons plus loin dans l'accompagnement », déclarent les deux anciens libraires généralistes, convaincus des bienfaits de ce format : allégement du poids du cartable, accès à un enrichissement multimédia, comme des vidéos et des cartes interactives, des autocorrections ou encore des remontées de notes par les profs... Portée par la vague numérique, l'entreprise est passée d'un chiffre d'affaires compris entre 2 et 3 millions d'euros en 2019, qui fut une année de réforme, à « bientôt 8 millions d'euros » en 2024, indiquent ses dirigeants.

Un modèle mixte

Au sein de la librairie eMLS, le numérique éducatif est devenu « prépondérant, tandis que la partie manuel scolaire papier est plus marginale ». Quid du papier ? « Le papier a sa place en fonction des publics », soutient Yves Morel. Le gérant met en avant le critère de la « maturité ». Selon lui, un élève en classe de 6e au collège doit apprendre la culture du livre papier. Mais un élève en classe de terminale au lycée doit accéder à un contenu plus riche, à travers les options qu'offre le numérique, et se préparer au monde professionnel de demain. Il ajoute : « L'adoption du numérique dépend beaucoup des conditions et de l'environnement de mise en place, il doit y avoir des garde-fous. »

Dans son réseau, la librairie Cufay relève une demande du numérique stagnante au collège. « Il n'existe pas de mouvement d'euphorie autour du numérique, mais plutôt un léger repli », insiste Thierry Damagnez. Il compare la situation à la Suède, qui est revenue sur sa décision d'un modèle scolaire « tout numérique ». Après avoir mené des évaluations dans le secteur, elle constate une baisse du niveau général des élèves. Le pays décide de faire évoluer sa politique à la rentrée 2023 pour adopter un modèle mixte, entre manuels imprimés et numériques. Dans un schéma semblable, Frédéric Fritsch aimerait que la France mène des évaluations « avant de passer à une nouvelle révolution ». Une évaluation pédagogique mais également fonctionnelle. Facilitons-nous la tâche aux enseignants ? Les collectivités ont-elles un bon retour sur investissement ? Les élèves ont-ils de meilleurs résultats ?

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