Poétesses, vie, liberté. On se plaît à imaginer que ces deux femmes auraient pu se rencontrer à Paris, au début des années 1960. Marie de Régnier, fille du poète parnassien José-Maria de Heredia, femme de l'écrivain Henri de Régnier, poétesse et romancière sous le pseudonyme de Gérard d'Houville, y vieillissait, oubliée − elle mourut en 1963, à 87 ans. Forough Farrokhzad, poétesse et cinéaste iranienne, qui fuyait son Iran natal corseté par sa famille (des militaires) et le régime répressif du shah, voyageait en Europe − elle mourut à Téhéran en 1967, à 32 ans, dans un accident de voiture.

Elles en auraient eu des histoires d'amours à se raconter. Marie, à qui l'on prête quelques aventures saphiques, avait été follement éprise du sulfureux Pierre Louÿs, qui ne lui avait accordé ses faveurs que brièvement avant de la fuir sans cesse et de finir dans la misère en 1925. Forough avait quant à elle épousé par passion, toute jeune, le satiriste Parviz Shapour, qui l'avait dépucelée avant le mariage et qui se conduira comme une brute tyrannique avec elle. La parution du recueil de poèmes de la jeune femme Le mur, en 1956, si sensuel, si libre d'inspiration et de ton, causa un véritable scandale dans la bonne société iranienne - et à l'époque il n'était même pas encore question du régime des mollahs.

Forough n'a pas croisé Marie de Régnier, mais elle en a beaucoup entendu parler par son ami de cœur Cyrus, qu'elle appelait la Tortue et qui fut durant toute sa vie son amoureux transi. Francophone, fou de littérature, il lui traduisit en persan Pierre Louÿs et ses Chansons de Bilitis et lui raconta comme un conte des Mille et une nuits les relations complexes entre Pierre Louÿs, Marie et Henri de Régnier - le mari fou amoureux qui n'a jamais eu le droit de toucher sa femme, s'en est accommodé, et a même élevé sans broncher, comme le sien, Pierre de Régnier, le fils probable de Marie avec Louÿs.

Toute cette histoire, c'est Cyrus, exilé à Paris, très âgé, qui l'a racontée à Abnousse Shalmani, en 2022, en fouillant dans sa mémoire. Elle en a fait un roman à la fois très persan et universel : une ode à « femme, vie, liberté ».