Cela fait six mois que la Convention a décrété l’abolition de la royauté. En janvier, Louis Capet, alias Louis XVI, a été décapité. Les ennemis de la République sont partout, c’est l’ère du soupçon, à la moindre parole jugée favorable à l’Ancien Régime, on est dénoncé, guillotiné. Quand la patrie est en danger, nulle place pour la modération : les Girondins sont en passe de perdre la partie, ils seront à l’instar de leur muse, Madame Roland, envoyés à l’échafaud… "Il est temps que l’égalité promène la faux sur toutes les têtes, clament les députés jacobins. Il est temps d’épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! Législateurs, placez la terreur à l’ordre du jour." Printemps 1793, c’est dans une atmosphère de paranoïa et de sang que s’ouvrent les Mémoires du commissaire Grand-Jacques. Le narrateur du premier roman du dix-huitiémiste Patrick Wald Lasowski, La Terreur, souffre de maux qu’il soulage grâce à de l’opium mélangé à du vin de ratafia. L’homme rongé par le cancer est visité nuitamment par des rêves érotiques des plus incarnés. Scènes de libertinage et de débauche qu’il conscrit, mêlées aux événements politiques, dans son journal de la Révolution. Le vieux limier enquête sur les crimes de sang "ordinaires". Mais que peuvent encore signifier les mots en cette année 1793 où l’extraordinaire semble avoir rejoint l’ordinaire ? L’atroce est devenu le lot commun, la liste des têtes qui tombent ne cesse de s’allonger. Jean-Baptiste Grand-Jacques sert la justice révolutionnaire, car il a connu l’ancienne justice, se souvient du chevalier de La Barre supplicié et exécuté, du régicide Damiens écartelé… Qu’est-ce qui motive les tribuns de la Révolution et "la meute des lécheurs de guillotine" qui les écoute ? Promesse d’une vie meilleure ou pulsion de mort ? L’interrogation demeure. Et c’est la pitié qui meut les derniers jours du policier, lorsque des filles de joie se trouvent assassinées en série. Trop, c’est trop. Grand-Jacques veut absolument punir le coupable, comme si, dans cette folie de vertu révolutionnaire, il cherchait à sauver un reliquat de sensuelle humanité.
S. J. R.
