Mangeront-ils ? L'adage dit qu'il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre. Witold Szabłowski, jeune grand reporter polonais, a voulu savoir si cela s'appliquait aussi à un dictateur et son cuisinier. D'où son idée, géniale et farfelue, de chercher à rencontrer les chefs (rien que des hommes, à l'exception de la Cambodgienne Yong Moeun) qui ont nourri quelques-uns des plus redoutables autocrates du siècle passé : le « généreux » Saddam Hussein, qui adorait la soupe de poisson de chez lui, Tikrit, et aimait cuisiner lui-même ; Idi Amin Dada, fou furieux mais munificent avec son cuisinier, qui ne l'a jamais vu dévorant son prochain ; ou encore Fidel Castro, un sybarite plutôt légumes que viande, tandis que son compadre Che Guevara raffolait des haricots noirs... Et il y a aussi Pol Pot, dont l'histoire est comme le fil rouge de ce livre, à propos de qui sa cuisinière déclare sans sourciller : « Il avait un sens de l'humour incroyable. C'était un vrai clown. » Ou encore : « C'était la bonté incarnée. » Sous son règne, environ deux millions de Cambodgiens (soit plus de 20% de la population) sont morts, et pas de rire.

Le travail d'enquête de Szabłowski est remarquable, le résultat passionnant. On oscille sans cesse entre le grotesque et l'atroce. Le pire, peut-être, c'est de voir que tous ces monstres pouvaient être, avec leurs familiers, amicaux, reconnaissants, généreux. Normaux. Dur à digérer.