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Trierweiler : les questions qui se posent

François Hollande et Valérie Trierweiler, Pékin, avril 2013. - Photo XinHua/Gamma

Trierweiler : les questions qui se posent

Editer ou pas ? Vendre ou pas ? Lancer sous X ou pas ? Publier à la rentrée ou pas ? A côté d’un débat de société prévisible dans une France chauffée à blanc, Merci pour ce moment suscite des polémiques inattendues dans l’édition et la librairie.

J’achète l’article 9 €

Par Cécile Charonnat,
Clarisse Normand,
Hervé Hugueny,
Gilles Bouvaist,
Christine Ferrand,
Créé le 19.09.2014 à 02h32 ,
Mis à jour le 26.09.2014 à 19h36

Avec ses 590 000 exemplaires imprimés, selon l’éditeur, le témoignage de l’ex-première dame paru le 4 septembre aux Arènes a réussi l’exploit d’éclipser, durant une dizaine de jours, les poids lourds de la rentrée littéraire. "Cette année, quand on pense livre, on pense Trierweiler. C’est le jeu, on ne peut pas le changer. Cela s’est déjà produit avec Michel Houellebecq, et la polémique s’était aussi installée", se souvient Anne Martelle, qui dirige à Amiens la librairie du même nom. Ce jeu, porté par un fracas médiatique exceptionnel, donne en tout cas une bouffée d’oxygène à une partie des imprimeurs comme aux libraires puisqu’il a amené en magasin, selon l’expression de François Reynaud de la librairie des Cordeliers, à Romans-sur-Isère, un "tsunami inédit de clients" prêts à dépenser 20 euros les yeux fermés. Mais la fulgurance du succès du livre a aussi fait ressortir la complexité logistique d’un lancement concentré sur trois jours, de la prise des notés aux mises en place.

Malaise

Problèmes de diffusion et de distribution, et interrogations morales et politiques sur le livre se sont conjuguées pour susciter en librairie un malaise diffus. Certains libraires affichent clairement dans leur magasin leur agacement devant le succès de l’ouvrage. A l’image de Claire Vincent (Vents de terre, aux Rousses), qui n’avait toujours pas, en début de semaine, reçu d’exemplaire du livre, la majorité des libraires se disent "contrariés" par Merci pour ce moment. "Commercialement et financièrement, parce que je n’ai pas pu répondre à la demande très forte de mes clients. Mais aussi moralement, par le succès que cet ouvrage remporte", précise la libraire. "Tout m’a énervé dans ce livre, ajoute François Reynaud. Le fait qu’il existe, que les médias s’en emparent, qu’il se vende, qu’il vienne des Arènes et que je ne l’ai pas au moment où mes clients voulaient l’acheter."

"Nous n’avons pas voulu prospecter sous X pour pouvoir parler du livre et dire au moins de qui il s’agissait, justifie Elise Lacaze, directrice de la structure de diffusion des Arènes, Rue Jacob Diffusion. Le lundi 1er septembre, nous avons appelé 650 libraires pour leur présenter l’ouvrage. Le soir même, nous en avions déjà prévendu 99 000." Mais même s’ils reconnaissent que ce genre de coup est toujours délicat, les libraires estiment ne pas avoir pu négocier leurs quantités dans de bonnes conditions. "Nous n’avons pas été suffisamment alertés sur le fait que cela allait être un tel phénomène, pointe Caroline Kernen, codirectrice chargée des achats de Dialogues, à Brest. Nous l’avons donc travaillé comme un énième titre sur François Hollande, en nous basant sur les ventes du livre de Cécilia Attias. Comme pour tous, notre mise en place a été nettement trop courte et immédiatement asséchée." Seul Philippe Touron, qui dirige Le Divan à Paris, a vraiment senti le potentiel du livre. Il en a donc demandé 400, servis le jour de la sortie et vendus immédiatement.

Rupture

Mais c’est surtout la rupture immédiate et la gestion des réassorts qui ont engendré des interrogations et parfois du ressentiment. "Où sont passés les 500 000 exemplaires imprimés ?" se demande Cédric Thirel. Propriétaire de deux librairies, l’une près de Rouen (Colbert) et l’autre à Reims (Guerlin), il observe une disparité de traitement. "Si à Colbert nous n’avons quasiment pas manqué, chez Guerlin, c’était la catastrophe. Et pourtant les libraires ont eu la même réactivité. Je veux bien croire que les premiers 200 000 exemplaires aient été absorbés de suite, mais quid des 270 000 suivants ?" De même à Paimpol, Benoît Le Louarn, de la librairie du Renard, s’interroge sur "la gestion des priorités aux Arènes". Dès le jour de la sortie, il a voulu, comme l’ensemble de ses confrères, compléter sa mise en place fixée à 10 exemplaires. Sur les 98 notés, 24 livres ont été servis le mercredi 10 septembre. "C’est d’autant plus rageant que les plus gros libraires de ma région ont été réassortis dès le vendredi. En plus de perdre plus de 50 ventes le samedi, je suis passé pour un nul auprès de mes clients, pour un libraire incapable d’avoir les livres en temps et en heure", s’indigne le libraire paimpolais. Déçu, il a décidé de geler tous ses notés pour la fin d’année, tout comme Nathalie Claudel, à Vernon (Eure). Seule librairie indépendante du centre-ville, sa Compagnie des livres n’a pas été servie le jeudi 4 septembre. "J’ai reçu un misérable réassort de 6 exemplaires le mardi alors que les grandes surfaces du coin ont toutes été livrées le jour J", s’étrangle la libraire, qui regrette que le SLF n’ait pas soulevé publiquement cette disparité et qui s’interroge sur le rôle du distributeur.

Emballement

Michèle Benbunan, directrice de la branche industrielle et commerciale d’Hachette Livre, qui distribue le catalogue des Arènes, est pourtant formelle : "Il a fallu gérer la pénurie, mais nous n’avons privilégié aucun réseau. Nous avons traité les commandes chronologiquement et avons assuré un service en 3/8. Au global, je peux vous dire que les librairies ont été largement servies à hauteur de leur part de marché." Elise Lacaze complète. "C’est entre le mardi et le jeudi midi que la machine s’est emballée. Les commandes et les surcommandes ont afflué de toutes parts. Nous avons dû fractionner les grosses commandes et les libraires qui sont arrivés après l’épuisement des stocks n’ont pas pu être servis."

Certains libraires ont aussi réagi à la nature même de Merci pour ce moment, affichant leur volonté de ne pas exposer le livre sur leurs étagères. Une position qui reste toutefois minoritaire. "C’est un des privilèges de notre indépendance d’avoir ce questionnement sur l’assortiment. Le refus de le prendre appartient à chacun à partir du moment où il n’y a pas de refus de passer des commandes clients. Pour ma part, je n’ai pas trouvé les arguments pour ne pas vendre ce livre", plaide Anne Martelle. "Cette opposition est totalement contre-productive, remarque François Reynaud. Que vont faire ces clients qui viennent chez nous pour la première fois s’ils se sentent pointés du doigt et humiliés ? A nous plutôt d’être une force de proposition et de faire valoir tout ce que nous avons à côté."

C. Ch. et C. N.

Merci pour ce livre ou non ?

Christine Drugmant, librairie La Belle Aventure, Poitiers

"Je ne propose pas le livre en magasin. Ma librairie est un lieu qui correspond à un projet précis et cohérent. Certains livres, tels que celui-ci, n’y ont pas leur place. Les intégrer serait préjudiciable car cela signifierait que je les soutiens… ce qui n’est pas le cas. Mon métier consiste à exercer des choix. C’est d’ailleurs ce qu’attendent mes clients. Ils ne comprendraient pas que je propose ce livre. En revanche, je ne refuse pas les commandes. J’ai même quelques exemplaires en réserve. Et je n’ai aucun état d’âme à les vendre. C’est un service que la librairie rend aux clients et qui est une autre partie du métier. Je n’ai pas de jugement de valeur à porter sur le choix des clients mais j’évite de parler de ce livre et de son contenu."

 

Anne-Sophie Thuard, librairie Thuard, Le Mans

"Bien sûr que je propose le livre. Et je ne souhaite qu’une chose : qu’il y ait un tome 2 ! Ce titre est une formidable bouffée d’oxygène pour nous qui sommes des commerçants. Tout le monde s’y intéresse. Au-delà des ventes elles-mêmes, il nous offre aussi l’opportunité de conquérir de nouveaux clients. Nous voyons venir des gens que nous ne connaissions pas, beaucoup nous appellent pour savoir si nous avons le livre. Dès lors que le contact est établi, à nous de faire notre travail pour leur faire découvrir d’autres choses et leur offrir un service qui les incite à revenir. Je ne comprends pas le refus de vendre affiché par certains. De quel droit jugent-ils les choix des lecteurs ? C’est une attitude qui nuit à l’image de notre profession. En France, on compte tellement sur les subventions qu’on est capable de se tirer une balle dans le pied." C. N.

Imprimé en Allemagne, réimprimé en France

Sur le site de GGP Media, l’une des plus grosses imprimeries outre-Rhin, installée à Pößneck en Thuringe, on peut lire : "Vous prévoyez un best-seller ? La prochaine grosse sensation ? Mais avant sa publication, vous avez besoin d’une discrétion absolue pour créer un vrai coup médiatique ?" C’est dans cette entreprise, rachetée en 1990 par Arvato, filiale de Bertelsmann, qu’a été imprimé dans le plus grand secret le premier tirage de Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler.

Chez GGP, le silence est d’or, tant la discrétion compte pour cette société et ses mille employés. Autre atout de GGP Media, sa force de frappe : 900 000 livres et 180 000 magazines y sont imprimés chaque jour, soit 8 livres par seconde. Il paraît loin le temps de la RDA, où l’on produisait sur ce site l’annuaire de Moscou… En 2012, la société a vu passer sur ses rotatives 8,9 millions d’exemplaires de Fifty shades. Mais c’est grâce à Harry Potter qu’elle a assis sa réputation (en 2007 avec Les reliques de la mort). La Süddeutsche Zeitung décrivait alors les conditions draconiennes entourant les ouvrages de J. K. Rowling publiés par Bloomsbury : fouille des salariés avant et après le travail, production dans le noir pour éviter les fuites, présence d’une quarantaine de vigiles pour surveiller les entrepôts de stockage… Et un salarié avouait son sentiment de travailler à un "manuel d’instruction en vue d’une guerre nucléaire". Aujourd’hui, les salariés de la société sont préoccupés : des rumeurs annoncent la suppression possible d’une centaine de postes et un plan d’économie d’une dizaine de millions d’euros.

Un commande bienvenue pour Floch

Pour les réimpressions, la nécessité d’aller vite a remplacé l’impératif de discrétion. L’éditeur a fait appel à plusieurs imprimeurs français, dont le groupe CPI et Floch, spécialisés dans le livre et qui disposent de chaînes de fabrication en continu. Le premier signale qu’il a reçu une commande de 100 000 exemplaires, répartie dans ses trois sites pour en accélérer le traitement. Floch ne précise pas le volume du retirage, de plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, bienvenu pour cette imprimerie en redressement judiciaire.

G. B à Berlin et H. H.

Laurent Beccaria : "Un livre qui cristallise l’époque"

 

Dans une lettre adressée en exclusivité à Livres Hebdo, le patron des Arènes revient sur le lancement de Merci pour ce moment. Extraits.

 

La décision

"Nous fixons la jauge à 200 000 exemplaires. C’est un pari risqué. Personne n’imagine alors le raz de marée des lecteurs qui va submerger les librairies françaises en deux jours."- Photo OLIVIER DION

"Notre rendez-vous est une belle surprise. Il se dégage de elle quelque chose de libre, de franc et de droit qui me plaît. J’imagine reproduire avec elle l’aventure partagée avec Eva Joly lorsqu’elle instruisait l’affaire Elf. Vilipendée par les médias, elle avait réussi à se faire comprendre grâce à une autobiographie publiée par Les Arènes."

La négociation

"Nous détaillons notre offre : pas de chèque mirobolant mais des droits d’auteur confortables dans les habitudes de la maison ; le secret absolu et l’indépendance vis-à-vis des pressions éventuelles ; la possibilité de se rétracter à tout moment jusqu’au "bon à tirer" du livre ; aucune interview de promotion à la sortie."

Le travail

"Je confie à Valérie Trierweiler un ordinateur non relié à Internet. Chaque semaine nous échangeons des clés USB. […] Il n’y a bien évidemment pas d’"écrivain fantôme" : elle est journaliste depuis vingt-sept ans […]."

"Nous découvrons la passion qui l’a unie à François Hollande et ce que fut sa vie au cœur du pouvoir : l’omniprésence des médias jusqu’à l’effroi, les liaisons incestueuses avec les journalistes dont elle est à la fois l’illustration et la victime, la personnalité ambivalente du chef de l’Etat et l’arrogance de caste qui règne dans les allées du pouvoir."

Le lancement

"Nous fixons la jauge à 200 000 exemplaires, dont une réserve importante de la moitié du tirage. C’est un pari risqué, mais nous pensons que le livre va bénéficier d’un fort bouche-à-oreille. Personne n’imagine alors l’impensable, c’est-à-dire le raz de marée des lecteurs qui va submerger les libraires françaises en deux jours. Florent Massot part en Allemagne avec une clé comprenant le texte et la couverture. Le lundi 1er septembre, c’est officiel : notre équipe de vente appelle plus de 650 libraires au téléphone en 48 heures, en leur confiant le nom de l’auteur, le titre et un résumé du contenu. Au final, le total des commandes atteint 99 000 exemplaires."

La médiatisation

"A midi, c’est l’étincelle : le compte rendu du Monde dévoile la dimension politique du livre et les trois lignes sur les sans-dents qui vont marquer les esprits. En juin, j’avais été saisi en découvrant la formule sous sa plume. J’avais demandé à Valérie Trierweiler si c’était une plaisanterie de mauvais goût, reprise hors contexte. Elle m’avait répondu que c’était un trait qu’elle avait entendu plusieurs fois."

"Alors commence la sarabande des commentateurs […]. Personne n’a le livre en mains, mais la machine est lancée. Le contexte politique a rendu la sortie du livre explosive. Nous assistons au déchaînement des passions."

La leçon

"En témoignant de sa vie aux côtés d’un chef de l’Etat en exercice, et en dévoilant ses contradictions, Valérie Trierweiler a profondément troublé une part de nous-mêmes attachée à la dimension sacrée du pouvoir. […] Quand la fièvre sera retombée, il restera sans doute de cette publication le divorce entre l’hostilité de la quasi-totalité des médias, notamment audiovisuels, et le rush des lecteurs, puisque nous avons dû imprimer 590 000 exemplaires en quinze jours pour répondre à leur demande. […] Les uns sont sensibles à l’authenticité d’une femme amoureuse répudiée en dix-huit mots […] Les autres […] sont édifiés par ce voyage à l’Elysée d’une irrégulière qui n’est pas bien née, ni sortie de l’Ena. C’est la force d’un livre : il cristallise l’époque."

C. F.


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