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Tout ce que Amazon a changé

Jeff Bezos à Paris en août 2000 lors de la conférence de presse pour le lancement d'Amazon en France. - Photo Olivier Dion

Tout ce que Amazon a changé

Parti, il y a tout juste 25 ans, de la vente de livres sur Internet, le groupe américain est devenu un gigantesque supermarché en ligne, pour lequel le livre est d'abord un produit d'appel. Mais il a suscité des changements profonds dans l'édition, la distribution et le commerce de livres.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 27.09.2019 à 10h53

Vingt-cinq ans après sa création, en juillet 1994 comme libraire en ligne, Amazon est devenu un groupe mondial qui ne compte plus sur le livre pour se développer. Depuis deux ans, le poste « médias », qui comprend aussi la musique, l'audiovisuel, les jeux vidéo et la presse, a disparu du rapport annuel. Il représentait moins de 20 % du chiffre d'affaires (232,9 Mds de dollars, soit 211,7 Mds d'euros), et sa croissance n'atteignait plus que 8 %, contre 47 % pour AWS, la plateforme de services informatiques. Mais Amazon est, dans le monde entier, l'un des tout premiers, voire le premier client des éditeurs, selon Bookstat.

La liseuse Kindle et le service d'autoédition Kindle direct publishing ont été lancés en 2007.- Photo OLIVIER DION

En France, sa part de marché oscille de 10 à 15 % selon les distributeurs (plus pour le fonds et les sciences humaines), en raison d'une réglementation, dont le prix unique du livre, qui ralentit sa croissance. En plein éclatement de la bulle Internet, Amazon.fr avait ouvert en août 2000, organisant sur les quais de Seine, à Paris, une fête gigantesque qui a marqué les esprits. L'année suivante, il licenciait la quasi-totalité de ses effectifs. Mais à fin 2019, les filiales françaises compteront 9 300 salariés en CDI, précise le service de communication. En dépit de pertes considérables pendant ses premières années, le groupe a tenu, mêlant intransigeance et audace qui ont bousculé l'univers du livre, contraint de s'adapter.

Les entrepôts d'Amazon à Lauwin Planque, dans le département du Nord- Photo OLIVIER DION.

Amazon n'innove pas toujours, mais excelle à tirer le meilleur profit d'une activité dont il s'empare, la déployant dans des directions parfois contre-intuitives. Ainsi l'ajout des commentaires clients, y compris négatifs, lui permet de crédibiliser les positifs et d'apparaître comme un véritable conseiller, c'est aujourd'hui une évidence sur Internet. L'ouverture de sa plateforme aux vendeurs tiers a rendu la place de marché d'Amazon si implacable avec ses utilisateurs, et si incontournable qu'elle a été condamnée à 4 millions d'euros d'amende en France pour abus de position dominante. En juillet, l'Allemagne et l'Autriche lui ont aussi imposé de réviser ses conditions, et la Commission européenne a ouvert une enquête, soupçonnant le groupe d'aspirer les données des vendeurs pour son propre usage.

La préparation de commandes chez Amazon à Lauwin Planque.- Photo OLIVIER DION

Dans le numérique, au-delà du coup de force des prix cassés au lancement du Kindle en 2007, le service d'autoédition est devenu un véritable continent à part. Amazon a aussi décliné le livre numérique en abonnement, en faisant un produit d'appel complétant son service de livraison, la logistique étant le socle du cybermarchand qui, au début, n'avait que des entrepôts.

1. Le client servi plus rapidement

Depuis 2016, à Paris et en proche banlieue, les abonnés du service Prime now d'Amazon peuvent se faire livrer leurs commandes en une heure, y compris des livres s'ils figurent parmi les quelques milliers de produits les plus demandés stockés dans un entrepôt de proximité. S'il y a assez de commerces dans la capitale pour satisfaire presque à toute heure n'importe quelle envie de consommation, le site de vente en ligne montre sa détermination de conquête, jusqu'aux marchés les plus saturés de concurrents naturels.

Les progrès sont impressionnants depuis les premières livraisons qui prenaient jusqu'à 15 jours. Amazon s'est ensuite trouvé victime de son succès pendant les périodes de forte demande. Les témoignages de clients frustrés de leurs cadeaux de Noël non livrés étaient devenus un marronnier dans les médias au milieu des années 2000. Aujourd'hui, le groupe a mondialisé ses « black Friday », « cyber Monday » et autre « prime day », brèves périodes de soldes effrénées pendant lesquelles il met sa logistique au défi de records battus chaque année : 175 millions de produits expédiés les 15 et 16 juillet derniers aux abonnés d'Amazon Prime. Pour 49 euros par an en France, ils disposent de 5 millions de références livra-bles entre 1 heure et 2 jours. L'abonnement ne couvre pas les frais engagés (27,7 milliards de dollars en 2018), mais le service fidélise les clients, comme le P-DG Jeff Bezos l'avait prévu.

Pour les livres, ils doivent toutefois débourser 1 centime de frais de port depuis la longue bataille juridique engagée par les libraires, bien d'accord avec le patron d'Amazon sur l'importance de l'enjeu. Perdue devant les tribunaux d'abord contre Wanadoo, un concurrent disparu, et relancée par la voie législative, elle s'est terminée sur ce pied de nez dès que la loi interdisant la gratuité des frais de port est entrée en vigueur, en juillet 2014.

Amazon a ainsi créé une impatience inconnue au XXe siècle, qui a obligé les distributeurs à investir massivement dans la réduction de leurs délais de livraison aux libraires mais continue d'empoisonner les relations dans la chaîne du livre. « Les libraires qui subissent la pression de leurs clients ne supportent plus les délais irréguliers, ou pas assez rapides », constate Dominique Wettstein, directeur général de la distribution du groupe Madrigall. La profession s'est organisée dès 2013 : « le code **24/24 signale au distributeur que ce réassort est à livrer dans les 48 heures », rappelle Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. En revanche, les libraires n'ont pas accepté que les distributeurs livrent directement leurs clients comme Interforum le proposait.

D'où le regroupement dans librairies independantes.com des 16 portails qui rassemblent 700 revendeurs. Le moteur de recherche présente une profondeur de choix identique à celle d'Amazon, il permet de vérifier si le libraire dispose du titre souhaité, de le commander si besoin et de le retirer en magasin. Une habitude prise par de nombreux internautes dans divers « points relais » en raison des problèmes de livraison à domicile, et que les libraires proposent à leur tour. « Reste à faire connaître ce portail » reconnaît Guillaume Husson. Amazon réagit en multipliant ses -casiers de retrait, au nombre de 2  000 d'ici fin 2019 dans les centres commerciaux ou les gares.

2. Un boom du livre d'occasion

L'outil logistique qu'Amazon ne cesse d'étendre et de perfectionner lui apporte un avantage considérable sur ses concurrents. A partir de 2003, le site l'a pourtant mis à disposition de vendeurs tiers, en commençant par référencer leurs produits, avant de leur proposer de les stocker dans ses entrepôts et de se charger de l'expédition. La « place de marché » était née. Dans le livre, l'intérêt était évident pour les librairies spécialisées dans l'occasion, qui pouvaient proposer leurs fonds aléatoires, constitués au hasard de rachats, à une zone de chalandise sans limite moyennant une commission supportable (15 %). En quelques années, une nouvelle économie du livre d'occasion s'est élaborée sur Internet, dont Amazon est l'acteur dominant. Selon une estimation commandée par le ministère de la Culture, le livre d'occasion atteignait en 2016 15,5 % des achats en volume, et 6 % en valeur. Avec ces ventes, qui passent sous le radar du panel GFK, le marché du livre retrouverait son niveau de la fin des années 2000, soit quelque 4,2 milliards d'euros.

Le site, qui concurrence apparemment son activité de libraire de neuf, contourne ainsi la loi dans les pays réglementant le prix du livre. Libraires et éditeurs s'en sont inquiétés. Ils ont saisi en 2015 le médiateur du livre, qui a négocié une charte signée en 2017 mais ne réglant pas complètement le problème. Interpellés, certains libraires de neuf envisagent de se lancer à leur tour dans l'occasion, à l'exemple du réseau Gibert, qui a bâti sa réputation sur cette offre, mais avec un savoir-faire très différent. Le réseau Libraires ensemble a trouvé une solution intermédiaire, reprenant contre des bons d'achat les livres qu'il cède ensuite à Gibert.

3. L'installation d'un marché numérique

Sony a inventé la liseuse en 2004 à partir de la technologie de l'encre numérique, mais c'est Amazon qui a raflé la mise avec son Kindle, nourri de best-sellers à prix cassés, lancé en novembre 2007 aux Etats-Unis. La méthode brutale a scellé la mauvaise réputation d'Amazon parmi les professionnels du livre dans le monde entier. En France, pour contenir la menace, le Parlement a voté une loi réglementant le prix du livre numérique, entrée en vigueur en novembre 2011, juste avant l'arrivée du Kindle en avril 2012.

Le réglage du marché par le prix l'a jusqu'à présent contenu à un faible niveau : à 103 millions d'euros selon GFK, il représente environ 3 % des ventes du circuit grand public, contre plus de 20 % aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Selon les éditeurs, Amazon en contrôle environ la moitié. Les pouvoirs publics et les éditeurs ont aussi créé l'EDR Lab pour donner aux libraires les moyens techniques de proposer un service numérique fluide, qui commence à se concrétiser.

4. L'essor de l'autoédition

La vraie transformation est venue d'un service lancé aussi en 2007 et passé inaperçu : la plateforme Kindle direct publishing (KDP), qui permet à tout un chacun de publier son livre en version numérique, et de le vendre en conservant 70 % du prix, s'il est situé entre 2,99 et 9,99 euros (35 % en dehors de cette fourchette). Le groupe américain a ringardisé la vieille édition à compte d'auteur, et créé une nouvelle économie éditoriale qu'il contrôle presque sans partage, et qui gagne en légitimité même si la production relève encore majoritairement de la littérature de genre. Des entreprises de services aux auteurs, telle Librinova, ont trouvé une place complémentaire à ses côtés, et les éditeurs traditionnels puisent régulièrement dans ce vivier.

L'autoédition a nettement contribué à féminiser le tableau des meilleures ventes de fiction, et le groupe communique abondamment sur les succès. En 2018, « plusieurs milliers d'auteurs ont gagné plus de 50 000 dollars, et un millier a dépassé 100 000 dollars de recettes via KDP », signale Amazon dans son rapport annuel 2018, mais il s'agit d'effectifs pour le monde entier. Aucune précision n'est fournie par pays. Si elle était connue, la part de l'autoédition donnerait un autre profil au marché du numérique en France. Le groupe a trouvé là le moyen de se passer des éditeurs, qu'il concurrence encore plus directement avec son propre programme éditorial sous le label « Amazon original ».

5. La librairie troisième lieu

En première ligne face à l'offensive d'Amazon, les librairies du monde entier ont dû se remettre en question. En France, les chaînes Virgin et Chapitre.com, fragilisées par des erreurs de gestion, ont fermé. France Loisirs, modèle de la vente par correspondance, est aussi dans une situation incertaine. Les indépendants résistent mieux grâce à des investissements importants dans l'animation de leur point de vente, dans l'esprit du « troisième lieu » imaginé en bibliothèque. « En 2018, l'Acoss recensait 2  257 commerces dont le livre constitue l'activité principale, contre 2  336 en 2009, et ce chiffre ne compte pas les magasins de chaîne », précise Guillaume Husson au SLF. Remis en avant, les fondamentaux du commerce (qualité de l'accueil, du lieu, du conseil, animation, participation à la vie locale, etc.) sont discutés à chacune des Rencontres nationales de la librairie et confirment leur pertinence face à Internet. L'un des meilleurs symboles de cette réinvention de la librairie est assurément l'ouverture l'an dernier, sur 500 m2 à Paris avec une ambitieuse politique d'accueil et d'animation, de la librairie Ici par Delphine Bouétard et Anne-Laure Vial, qui a travaillé huit ans... chez Amazon. 

Amazon, ton univers impitoyable

Livres Amazon- Photo DR

Trois éditeurs ont programmé des livres sur le géant du commerce en ligne à l'occasion de son quart de siècle d'existence. A paraître le 11 octobre chez Le Nouvel Attila, un bref manifeste de Jorge Carrion expose en sept chapitres tout ce que l'auteur éprouve Contre Amazon. « Il est impossible de décrire le rôle premier plan joué au XXIe siècle par le livre, les librairies et les bibliothèques, les constellations de lecteurs qui continuent de croire au papier, sans penser qu'Amazon est notre ennemi » écrit-il dans un texte d'abord publié dans la presse espagnole et affiché dans les librairies ibériques.

Directeur général d'h/commerce, service de consulting du groupe Havas, dont l'une des branches assurait les relations presse du site de commerce, Vincent Mayet est en revanche admiratif des capacités d'anticipation que manifeste le patron du groupe américain : « le mélange de ténacité et de vision de Jeff Bezos est un enseignement utile à tous les niveaux, que l'on parle d'un homme, d'une entreprise, d'un Etat », écrit-il dans Amazon, main basse sur le futur (Robert Laffont), synthèse de l'évolution du groupe. Benoît Berthelot, journaliste au magazine Capital, a enquêté « dans les coulisses de la machine à vendre » recueillant les témoignages souvent anonymes de salariés du groupe toujours en poste, ou qui l'ont quitté. « Les stratèges d'Amazon n'ouvrent les portes que lorsqu'ils ont un produit à vendre » note-t-il dans Le monde selon Amazon (Le Cherche Midi). Travailler dans ce groupe, « c'est un défi permanent. Quand vous êtes dedans, ça peut être amusant, voire fantastique. Mais dès que vous en sortez, que vous regardez ça de l'extérieur, d'un point de vue social, c'est une chose affreuse. Du Orwell pur », analyse Martin Angioni, patron d'Amazon Italie de 2011 à 2015. « Les leaders établissent sans relâche des standards élevés qui peuvent paraître irréalisables aux yeux de certains », énonce le 7e des 14 principes qui -ordonnent la vie des « Amazoniens », évalués en permanence, ce qui crée une tension insoutenable : « au siège de Seattle, la durée moyenne en poste est évaluée à moins de deux ans ».

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