La symphonie dessinée. Décédé en 1998 à 60 ans, Shôtarô Ishinomori fut un mangaka prolifique, connu notamment pour ses personnages de robots et de cyborgs. Ancien assistant d'Osamu Tezuka, il fut l'auteur de Cyborg 009 (Glénat, à partir de 2009) et auteur de séries télévisées du genre tokusatsu (science-fiction aux nombreux effets spéciaux) comme San Ku Kaï (Ginga Taisen en VO). Mais il s'illustra aussi dans d'autres genres, créant par exemple Sabu et Ichi, série policière se déroulant pendant la période Tokugawa (Kana, 2010-2012).

Œuvre atypique publiée entre 1967 et 1968, Jun est autant un récit de SF qu'une autobiographie et une promenade onirique. Le fil conducteur en est Jun, un jeune aspirant mangaka qui doute, cherche l'inspiration et aimerait devenir professionnel, contre l'avis de son père, lui-même auteur de mangas aigri. Celui-ci, dans un accès de fureur, va jusqu'à déchirer la page que Jun est en train de réaliser. Conformément aux conseils prodigués par une fillette croisée par hasard, Jun va tenter de comprendre « le cœur à l'intérieur des personnages, des animaux, des choses qu['il] dessine [...] ». Pour cela, il s'exerce à représenter des squelettes de dinosaures au musée d'histoire naturelle, mais surtout, il laisse son imagination sans limites l'emporter loin, très loin de son petit bureau. Dans ses rêveries, passé, présent et futur se télescopent. On part avec lui dans la préhistoire et à la conquête de l'espace, dans des territoires inconnus où la nature, les éléments, les animaux sont omniprésents.

Pour dépeindre cette longue introspection tourmentée, Shôtarô Ishinomori convoque Botticelli et La planète des singes, les méchantes de Disney, le folklore japonais ou la Symphonie fantastique de Berlioz et son romantisme sombre. Ses mises en page sont d'une inventivité sans cesse renouvelée, les cases explosent, les styles graphiques varient. L'auteur joue avec les ombres et le noir et blanc dans des planches à l'épure troublante. De nombreuses pages sont d'ailleurs muettes et les textes sonnent parfois comme des haïkus. Mais Ishinomori sait aussi faire preuve d'humour : son dessin virtuose se fait faussement malhabile quand il représente des pages de mangas faites par Jun, dont les scénarios délicieusement naïfs comportent un grain de folie à la Tex Avery. Manga hors norme, Jun est un voyage surréaliste dans les méandres de l'imagination, une fresque inouïe sur la créativité.