Elle serait comme une évidence, comme si elle avait toujours existé, absente des livres d'histoire car présente depuis si longtemps. De la roue, on ne pourrait rien dire, sauf qu'elle tourne. Ah si, tout de même, on peut préciser qu'elle a sans doute été inventée au IV siècle avant J.-C. en Mésopotamie, mais même de cela nous ne sommes pas sûrs. Elle serait aussi apparue en Europe centrale et au nord de la mer Noire à la même époque. Raphaël Meltz est allé y voir de plus près. Et il s'est effectivement aperçu qu'il y avait peu d'études sur le sujet. Mais surtout, il a constaté que des civilisations prestigieuses dans l'Amérique précolombienne avaient vécu sans roues pendant des siècles. Les Aztèques avaient construit des temples sans charrettes ni brouettes, nourrirent des peuples sans son aide et les Égyptiens de la IV^e dynastie ne possédaient pas de véhicules lors de l'édification de la pyramide de Khéops vers - 2560. La roue est venue après, notamment lors de la fameuse bataille de chars contre les Hittites, à Qadesh, sous Ramsès II vers - 1290. D'où cette idée, apparemment farfelue : la roue serait-elle une invention politique ? Car elle avance en effet dans le sens de la conquête des mondes sans roues, au service de la colonisation des esprits. « C'est un objet qui n'est pas inné dans une société donnée, et un objet dont l'acquis entraîne une série de conséquences qui vont transformer en profondeur ladite société. »

La roue pourrait-elle être envisagée comme une fuite, en avant s'entend ? De la roue en bois monobloc à celle du vélo - ce qui nous vaut au passage un bel éloge de la bicyclette - Raphaël Meltz interroge l'archéologie, l'ethnologie, les techniques, l'économie et bien sûr les mentalités. Car aujourd'hui où l'on veut aller toujours plus vite sans savoir vers quoi, certains rêvent de s'en passer, de rouler sans roue comme les Japonais avec le procédé de sustentation magnétique ou l'Américain Elon Musk et son projet foldingue de train dans un tube baptisé « hyperloop ».

Car l'inventeur de la roue, comme celui du feu, est inconnu. Il n'a laissé que des traces, éparses. On doit donc se contenter de faire l'histoire des premières roues retrouvées lors de fouilles et d'en tirer des conclusions. C'est ce que fait notre enquêteur au style agile, avec cette remarque : « On ne trouve, dans l'histoire de l'humanité, aucun objet préalable à la roue. » Il constate aussi que l'histoire - c'est-à-dire les premiers textes découverts - apparaît à Sumer au même moment que la roue, comme s'il y avait un effet d'entraînement. Mais de quoi ? Le mystère reste entier. Un bâton supplémentaire dans la roue de l'histoire.

« Personne n'est en mesure d'affirmer que le tour du potier est antérieur ou postérieur à la roue : a-t-on mis à la verticale le tour pour le transformer en roue de véhicule ? Ou a-t-on mis à l'horizontale la roue du véhicule pour la transformer en tour ? » Avec un tel sujet on pourrait facilement tourner en rond ou faire tourner son lecteur en bourrique. Pas Raphaël Meltz. Le cofondateur de feue la revue littéraire Le Tigre aime les transversales, ce que Roger Caillois nommait les « obliques ». L'humanité, observe-t-il, n'attendait pas plus la roue que le téléphone portable. Sans elle, le monde irait-il plus droit ? Raphaël Meltz n'en est pas convaincu. D'autant qu'il pense que nous en sommes toujours au stade du brouillon. La vraie roue est à venir...