Si leur volume de vente mesure l’évolution de l’utilisation des supports numériques, alors il ne s’est quasiment rien passé jusqu’à maintenant dans le scolaire. Les éditeurs l’évaluent à l’unanimité à moins de 1 % de leur chiffre d’affaires, alors qu’ils proposent tous des versions dématérialisées de leurs manuels. Même chez Lelivrescolaire.fr, éditeur pourtant nativement numérique, la vente de manuels imprimés représente encore 90 % du chiffre d’affaires. Il faudra une accélération considérable pour que ces contenus représentent 60 % du budget d’acquisition des ressources en 2020, ainsi que le souhaite le ministère de l’Education nationale dans son plan numérique.
Il suffirait d’affecter les crédits nécessaires, estiment les éditeurs, qui regrettent précisément cette pénurie. C’est en tout cas attendu des élèves et de leurs parents : 61,3 % et 67,5 % d’entre eux souhaitent disposer de manuels en version numériques, selon la concertation sur le numérique ouverte par le ministère de l’Education nationale. Les enseignants sont moins enthousiastes : 47,2 % d’entre eux les trouvent "avantageux pour les élèves". Car il reste à résoudre des problèmes d’équipement techniques dans les établissements, et de formation des enseignants.
La filière travaille à cet avenir en conduisant des recherches au-delà de la simple transformation des manuels papier en version numérisée ou enrichie. Belin, Nathan et Retz (Editis) font ainsi partie des dix sélectionnés du dernier appel à projets du programme des investissements d’avenir dans l’e-éducation. Le premier conduit une plateforme de soutien scolaire en français et en maths, à la charnière du passage primaire-collège. Nathan dirige aussi un projet de soutien dans les mêmes matières, mais en s’appuyant sur l’usage pédagogique de tablettes à grande échelle. Retz contribue à la partie pédagogique du projet R@cine, qui insère dans un flux numérique à destination de l’enseignant les activités que les élèves réalisent toujours avec les outils habituels - papier et crayon. Gutenberg, plateforme de publication et de gestion de contenus éducatifs, nouveau venu dans le secteur, est retenu pour ses recherches sur un système d’apprentissage personnalisé. Enfin, Tralalère, éditeur jeunesse et de jeux éducatifs, développe un service de création et de distribution de livres numériques enrichis au format ePub 3.
Appels à projets
Via sa nouvelle Direction du numérique, l’Education nationale lance aussi des appels à projets pour encourager l’innovation. Le Web pédagogique a vu son système d’authentification des enseignants dans les espaces numériques de travail (ENT) retenu dans l’un d’entre eux, mentionne Vincent Olivier. Fondateur de ce qui était au départ une plateforme de blogs et un réseau social pour enseignants, c’est un ancien d’Editis (qui s’appelait alors Vup) et de son aventure américaine chez Houghton Mifflin. Le site est devenu éditeur de manuels numériques pour le collège, entièrement dédié à l’univers Apple. "Et nous ne ferons pas de version imprimée, la démarche est trop différente", assure-t-il.
Hachette en tant que groupe reste en dehors de ces programmes, développant en interne sa plateforme de production, avec l’objectif de la mutualiser aussi pour ses filiales scolaires en Espagne et en Grande-Bretagne. Belin a déjà développé une plateforme de ce type, Edulib, qui permet aussi aux enseignants de s’approprier, d’enrichir, d’adapter les manuels de l’éditeur comme ils l’entendent. Mais il n’a trouvé que Magnard comme utilisateur et partenaire, avec qui il a créé une filiale commune. "C’est un projet qui répond exactement aux besoins des enseignants, mais son modèle économique ne passe pas", regrette Pierre Mathieu, directeur de Canopé 19, l’antenne corrézienne du réseau public de ressources pédagogiques. A 5 euros environ la licence annuelle par élève, tarif pratiqué par l’ensemble des éditeurs, ce n’est pas dans le budget des établissements. "On a parfois fourni des licences à certains établissements à titre amical", assure Frédéric Fritsch, directeur général de la Librairie des étudiants (LDE), devenu le principal revendeur de manuels scolaires, depuis Strasbourg.
L’innovation peut se situer aussi en amont de la classe, dans la réalisation des manuels. Sésamath, puis Lelivrescolaire.fr et maintenant Le Web pédagogique ont mis au point une organisation à distance qui rassemble plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, d’enseignants contributeurs pour réaliser des manuels. Celle de Sésamath, sans hiérarchie mais très élaborée, est la plus originale. Elle a servi à la réalisation de manuels de maths, édités en Côte d’Ivoire et diffusés aux collégiens d’Afrique de l’Ouest à partir de la rentrée prochaine. Avec Bordas, Sésamath a inauguré une autre forme de coopération pour le manuel de maths en 1re, l’éditeur réalisant la version imprimée revue par l’association, qui en mettra le PDF en libre accès sur son site.
L’inventivité peut aussi se trouver en aval, dans l’offre commerciale. Nathan Technique propose ainsi depuis la rentrée 2014 la version numérique comprise avec le manuel papier, "auquel nous avons appliqué une hausse de prix acceptable. L’accès numérique est activable via un code fourni avec le livre. Elle est consultable uniquement en ligne, ce qui limite le piratage. Nous proposons aussi des services interactifs que l’enseignant peut piloter à distance", explique Charles Bimbenet, directeur de cette branche de Nathan. Didier, spécialiste des langues, a pour sa part mis au point l’équivalent d’un labo de langues à distance, d’abord pour l’enseignement du français comme langue étrangère, avant de l’étendre à toute sa production, précise Véronique Hublot-Pierre, directrice générale.
Renforcer l’attraction
Chez les géants des nouvelles technologies, il y a davantage une recherche d’adaptation des produits qu’une réelle innovation. La principale est venue d’Apple, en 2012, avec le lancement d’iBooks Author, un logiciel dédié à l’édition de livres sur iPad, révisé l’an dernier. Un moyen de renforcer l’attraction de la première tablette du marché, qui s’est imposée dans plusieurs appels d’offres en France, au collège ou au primaire. Depuis janvier, Amazon en a copié le principe avec Kindle Textbook, pour la version tablette de ses Kindle. Microsoft ne propose rien de tel, mais l’écosystème de Windows est tellement vaste qu’il comprend déjà les logiciels nécessaires, à commencer par Indesign. Quant à l’univers Android, son ouverture est aussi son défaut, qui rend le matériel et le système d’exploitation trop disparates pour être fiables dans un univers scolaire.
Côté enseignants, l’innovation est bien installée dans les usages d’une partie des outils, mais pas encore généralisée dans le renouvellement des pratiques pédagogiques. Le numérique fluidifie et élargit les échanges, comme en témoignent les forums et les blogs spécialisés, et est généralisé dans la préparation des cours, ainsi que le note un sondage réalisé en 2014 auprès des enseignants parisiens en lycée. Mais "l’usage le plus significatif en classe reste l’enrichissement (image, son, vidéo, animation…) d’une pratique pédagogique traditionnelle encore inchangée. […] Il y a peu d’usages du numérique pour créer des pédagogies actives avec des situations d’apprentissage orientées sur la compréhension, le développement de compétences et l’individualisation", note Philippe Taillard, délégué académique au numérique du rectorat de Paris, auteur de l’enquête. Le bilan de l’expérience " collèges connectés " publié début 2015 notait aussi des implications très variables, dépendant du rôle moteur de quelques enseignants, et du chef d’établissement. Quant aux élèves, "67 % d’entre eux déclarent trouver le cours plus intéressant" quand il intègre une pratique numérique, que leurs enseignants jugent toutefois sans influence sur les résultats.