Sur les photos d’époque, en 1978, le premier Salon du livre de Montréal paraît bien austère. Sous la voûte de béton brut du hall d’exposition de la Place Bonaventure, un mobilier uniforme attend le chaland. Difficile d’imaginer l’effervescence qui allait pourtant très vite s’emparer d’une manifestation qui s’est imposée en quelques années comme la plus importante dédiée au livre en Amérique du Nord et comme l’une des principales dans le monde avec les salons de Paris et de Beyrouth. "Le matériel avait été fourni par le gouvernement canadien pour la Foire internationale du livre de Montréal, qui a vainement tenté, de 1975 à 1977, de constituer une plateforme d’échanges de droits à l’instar de Francfort", se souvient Thomas Déri. Cet ancien professeur de mathématiques devenu éditeur puis importateur et exportateur de livres a dirigé de 1979 à 1989 la manifestation dont la 40e édition se déroule du 15 au 20 novembre. "Dès les années 1979-1980, les éditeurs ont conçu leurs propres stands, variés et attractifs."
Simples tables
Le salon venait de loin, dans un pays où les livres ont longtemps été très majoritairement importés de France. Dans les années 1950, l’édition proprement québécoise est essentiellement scolaire, religieuse et pour la jeunesse avec des maisons comme Beauchemin (créée en 1842), Bellarmin (1896), Novalis (1936), Fides (1937), Médiaspaul ou Pierre Tisseyre (1947). En 1951, cependant, raconte Thomas Déri, une "Société d’études et de conférences" organise la première Journée du livre, rebaptisée Salon du livre, à l’hôtel Windsor, dans le centre-ville de Montréal. L’écrivain corrézien Marc Chadourne (1895-1975), prix Femina 1930, en est l’invité d’honneur. Dans une salle aux dimensions modestes, les livres sont présentés sur de simples tables. Prise en charge par la Société de développement du livre, la manifestation perdurera plusieurs années, déménageant au Palais du commerce, avant que les éditeurs, emmenés par J.-Z. Léon Patenaude, ne tentent en 1975 et pendant trois ans l’aventure d’une foire professionnelle.
"Nous avions voulu attirer les étrangers. Les éditeurs anglophones sont venus au début, mais ils y voyaient peu d’intérêt, surtout en novembre, juste après la Foire de Francfort", raconte Jacques Fortin, qui fut directeur d’édition pour Nathan Scolaire au Québec avant de fonder Québec/Amérique, qu’il préside toujours. C’est alors que J.-Z. Léon Patenaude lance l’idée d’installer à la Place Bonaventure un ambitieux salon grand public. Une figure que ce J.-Z. Léon Patenaude (1926-1989) ! Issu d’une grande famille québécoise investie dans la politique et les affaires, franc-maçon, il a, tout en déployant de multiples activités, joué un rôle majeur pour développer l’édition et le marché du livre québécois, y cumulant toutes les fonctions (1) au point d’avoir aujourd’hui à Montréal un parc à son nom.
En 1978, deux ans après la victoire des indépendantistes du Parti québécois de René Lévesque aux élections provinciales, le contexte est particulièrement favorable à son projet. Les années 1960 avaient vu la formation, dans le sillage de L’Hexagone, de Gaston Miron (1953), d’une édition québécoise émancipée des institutions religieuses avec en particulier Leméac (1957), L’Homme (1958), Hurtubise (1960), Le Jour (1961), Boréal (1963), Renouveau pédagogique (1965). Le processus s’était accéléré après 1968 avec Herbes rouges, Héritage (1968), Guérin (1970), Ecrits des forges, Le Noroît (1971), Québec/Amérique (1974), Stanké, Pleine Lune (1975), Remue-ménage, Libre Expression, VLB (1976), JCL (1977), La Courte Echelle, Mortagne (1978) ou Broquet (1979). Il prendra encore plus d’ampleur dans les années 1980 et 1990 avec, entre autres, Ulysse (1980), Guy Saint-Jean, L’Instant même (1981), Michel Quintin, Trécarré (1982), Chenelière éducation (1984), XYZ (1985), Chouette, Transcontinental (1987), MultiMondes, Septentrion (1988), Ecosociété, Les 400 Coups, Modus Vivendi (1992), Ariane (1994), Lux (1995), Alire (1996), La Pastèque (1998). Enfin, le Salon du livre de Montréal, où cohabitent toujours éditeurs québécois et étrangers, français en particulier, servira dans les années 2000 de caisse de résonance à une nouvelle génération d’éditeurs comme Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier, Sémaphore (2003), Alto (2005), Héliotrope (2006) ou Les Malins (2008).
Liberté de mouvement
Thomas Déri, qui a pris en main le Salon du livre de Montréal dès sa deuxième année, lui a donné la forme qu’on lui connaît aujourd’hui avant de passer le relais en 1990 à Francine Bois, qui l’a fortement développé et le dirige toujours. "Il dure parce qu’il est administré par une corporation indépendante, composée de professionnels à titre individuel, et que la directrice générale conserve une liberté de mouvement", estime celui qui a aussi initié l’Association québécoise des salons du livre (9 manifestations). Les positions des principaux groupes dans le salon sont tirées au sort chaque année pour n’en désavantager aucun. La manifestation a depuis son origine pour point fort un programme exceptionnel d’animations, particulièrement pour les jeunes. Cette année encore, "nous avons créé "Le Carrefour", un espace dédié à des rencontres intimistes de vingt minutes sur des sujets très divers", annonce Francine Bois, pour qui le salon doit refléter "toutes les facettes du milieu, de la littérature et des essais à la jeunesse et à la BD". Pour Jacques Fortin, le Salon du livre de Montréal est "un rendez-vous incontournable. Il permet aux auteurs et aux éditeurs de rencontrer leur public et de faire connaître l’ensemble de notre fonds."
(1) Entre autres directeur général de l’Association des libraires du Québec (1960-1965), de l’Association des éditeurs canadiens (1960-1977), du Conseil supérieur du livre (1961-1977) et de la Société des éditeurs de manuels scolaires du Québec (1969-1977), secrétaire général de la Société des écrivains canadiens (1961-1965), fondateur et trésorier de l’Agence littéraire des éditeurs canadiens-français (1962-1977), président fondateur et directeur général de la Société canadienne-française de protection du droit d’auteur (1969-1976), sans oublier des fonctions aux éditions Le Jour et à la Bibliothèque nationale du Québec.