La découverte du palmarès des libraires que Livres Hebdo réalise chaque année avec I+C sur les livres de la rentrée littéraire (voir nos tableaux p. 17) suscite toujours, au sein de la rédaction, beaucoup de curiosité et d'émotion. Et cette année, leur hit-parade est apparu particulièrement "enthousiasmant", voire "revigorant". Les libraires y affirment leur indépendance de choix par rapport aux jurys littéraires et aux médias.
En littérature française, Olivier Adam qui, avec ses Lisières, ne figure sur aucune liste de prix d'automne et se fait éreinter par les médias, est plébiscité par les libraires qui l'ont placé largement en tête du classement (voir p. 16).
En littérature étrangère, le prix Nobel Toni Morrison s'impose logiquement sur la première marche du podium avec son roman Home publié chez Bourgois, mais la deuxième revienne à l'Islandaise Audur Ava Olafsdottir et à son éditeur Zulma pour une Embellie très poétique.
Que s'installe au 3e rang des romans étrangers Arrive un vagabond de Robert Goolrick, publié aux éditions Anne Carrière, apparaît comme une reconnaissance du travail effectué par Stephen Carrière, le fils des fondateurs de la maison, qui a repris en main la direction éditoriale en 2009. Ce que confirme, en littérature française, la présence au 12e rang d'un autre titre de la maison : La déesse des petites victoires, premier roman de Yannick Grannec.
Une très bonne rentrée
Les 321 libraires interrogés, représentant à la fois des établissements indépendants de premier et de second niveau et des grandes surfaces culturelles, sont unanimes : la rentrée 2012 est une bonne, voire une très bonne rentrée. Après un premier semestre tout en retenue pour cause de période électorale, beaucoup saluent la qualité de la production, "ouverte comme cela n'était pas arrivé depuis longtemps" pour Stanislas Rigot (Lamartine à Paris, 16e). "Il y en pour tous les goûts, aussi bien pour le grand public que pour le lecteur exigeant", confirme avec satisfaction Hervé Floury (Floury à Toulouse). De son côté, Corinne Kim (Bagatelle à Neuilly) salue une production "moins nombriliste et plus historique". A côté des romans à dominante sociale tels que Les lisières, centré sur les rapports de classes aujourd'hui en France, et Home, qui évoque les problèmes de ségrégation dans l'Amérique des années 1950, les libraires font la part belle aux textes qui s'intéressent à l'histoire et à la société contemporaine, d'Alexandre le Grand (Pour seul cortège de Laurent Gaudé) jusqu'aux conflits au Moyen-Orient (Rue des voleurs de Mathias Enard et Les désorientés d'Amin Maalouf), ou encore à la vie du chercheur Alexandre Yersin (Peste & choléra de Patrick Deville). Ayant déjà reçu le prix du Roman Fnac, ce dernier a d'ailleurs été particulièrement apprécié par les hommes, alors que les femmes ont été plus sensibles que la moyenne au récit autobiographique, Tigre, tigre ! de Margaux Fragoso, traduit par Marie Darrieussecq. C'est surtout le souffle romanesque de la plupart de ces livres que les libraires, comme Lydie Zannini (Zannini à Bourg-en-Bresse), mettent en avant.
Fidélité à certains auteurs
Les professionnels ont aussi réaffirmé leur fidélité à de nombreux auteurs : Jérôme Ferrari, qui emporte cette année la 2e place avec Le sermon sur la chute de Rome, était classé 8e dans le palmarès de 2010 avec Où j'ai laissé mon âme ; Laurent Gaudé est depuis plus de dix ans le grand chouchou des libraires, trustant régulièrement les premières places du classement. En littérature étrangère, Audur Ava Olafsdottir avait également déjà séduit avec Rosa candida classé 2e en 2010... Cette année, la performance de l'auteure islandaise apparaît d'autant plus notable qu'elle s'inscrit dans le cadre d'un retour en force de la littérature anglo-saxonne, concurrencée ces dernières années par les littératures du Nord et de l'Est : 13 auteurs anglophones figurent parmi les 20 premiers, dont 8 parmi les 10 premiers.
En littérature française, on remarque aussi la grande fidélité des libraires à Actes Sud. La maison arlésienne, qui a développé une nouvelle identité visuelle plus sobre, avec une couverture unie ivoire, affiche quatre auteurs français parmi les dix premiers : outre Jérôme Ferrari et Laurent Gaudé, figurent Mathias Enard et Metin Arditi. Une cote d'amour que Laurent Amal (Fontaine Victor-Hugo, Paris, 16e) justifie en partie par des affinités générationnelles, rappelant qu'"Actes Sud est née en même temps que toute une génération de libraires et qu'ils ont construit conjointement une façon de travailler".
Mais s'ils se montrent fidèles et cohérents, les libraires se veulent aussi découvreurs. Trois premiers romans figurent ainsi dans le top 20 français, Yannick Grannec déjà cité, Julia Deck pour Viviane Elisabeth Fauville, Aurélien Bellanger et sa très tendance Théorie de l'information. Côté étranger, on compte cinq titres d'auteurs traduits pour la première fois en français, dont Tigre, tigre !, mais aussi Qu'avons-nous faits de nos rêves ? de Jennifer Egan, Quand la lumière décline d'Eugen Ruge, Chapardeuse de Rebecca Makkai ou encore Swamplandia de Karen Russell. Pour couvrir au mieux la production, les libraires ont comme chaque année beaucoup lu. En moyenne, ceux du premier niveau ont lu 22 ouvrages, ceux des grandes surfaces culturelles 16, et enfin par ceux du second niveau 15. Ces derniers affichent même depuis cinq ans un appétit croissant pour les nouveautés de la rentrée avec une augmentation de leur nombre de lectures voisine de 50 %.
138 romans français cités
Comme en témoigne le palmarès complet (accessible sur notre site Livreshebdo.fr), le nombre d'auteurs cités reste important : 84 en littérature étrangère, 138 en littérature française, de même que le nombre d'éditeurs cités : 47 côté étranger, 57 côté français, dont la toute jeune maison Serge Safran qui apparaît au 40e rang avec L'assassin à la pomme verte de Christophe Carlier, ou encore Alma, représentée aux 24e et 26e places avec Ici ça va de Thomas Vinau et Marcus de Pierre Chazal.
Face à cette déferlante littéraire (646 nouveautés ont été répertoriées par Livres Hebdo), les libraires se sont appuyés, comme ils en ont pris l'habitude, sur les échanges qui peuvent avoir lieu au sein d'un réseau. A côté des traditionnels guides et sélections, l'association Libraires en Rhône-Alpes a, pour la première fois, organisé un pique-nique littéraire. Celui-ci a eu lieu dimanche 9 septembre, à Lyon dans le parc Gerland, et a réuni trente libraires de la région qui ont ainsi pu échanger librement sur leurs lectures. Un système de mails va être mis en place pour prolonger les échanges, explique Marion Baudoin, la déléguée de l'association.
A Bourg-en-Bresse, Lydie Zannini, qui désire elle aussi se faire plaisir en travaillant, a cette année revu sa façon de lire. "Comme d'habitude, j'ai lu en fonction de mes clients pour avoir des choses à proposer à tout le monde. Par contre, cette année, les livres qui ne me plaisaient pas, je les ai arrêtés au bout des 50 pages, alors qu'avant je leur laissais leur chance jusqu'au bout.»
Plus tôt que d'habitude
S'ils vont bien sûr continuer à lire, les libraires doivent surtout aujourd'hui faire partager leurs découvertes à leurs clients. Après un début d'année particulièrement difficile, il est vital pour eux de leur redonner envie de lire. Pour l'heure, la confiance est de mise. Plus de 80 % des libraires interrogés par I+C estiment que la rentrée devrait redynamiser la fréquentation de leur magasin et par suite leur activité. A Paris, chez Fontaine, Laurent Amal a d'ailleurs le sentiment que "les clients s'intéressent à la rentrée plus tôt que d'habitude... et surtout que les ventes suivent".
Cette reprise est loin d'être constatée partout. Mais, comme le note Corinne Kim, "il est trop tôt pour se faire une idée précise du potentiel commercial de la rentrée littéraire. Jusqu'à la période du 15 au 20 septembre, les gens sont centrés sur les achats de fournitures et de livres scolaires". Patience donc.
