Tout cela ne serait jamais arrivé si deux des plus grandes passions des Russes (des Soviétiques, à l'époque où se passe le roman, en 1961) n'étaient la vodka et les échecs. Lesquels font mauvais ménage, surtout lorsque les adeptes sont cinq hommes, confinés depuis trois ans dans la base antarctique de Daleko, non loin d'un pôle d'inaccessibilité. La station la plus proche, Vostok, se situe à 1 000 kilomètres, soit vingt jours de trajet si on roule bien. Sous l'autorité d'Anton, le botaniste, un chef débonnaire expérimenté d'une quarantaine d'années, il y a Vadim, le tractoriste, une brute épaisse dont on apprendra le passé criminel, dans sa jeunesse ; Nikolaï, chauffeur mécanicien de 38 ans ; et deux jeunes, Igor, glaciologue de 28 ans très stalinien, et Dimitri, 21 ans, géologue. Ces deux derniers, les bizuths, sont particulièrement sensibles au froid, et ne tiennent pas la vodka. Ce qui explique pourquoi, lorsque survient le drame qui va déclencher l'anéantissement de leur microsociété, coupée du reste du monde, sans aucune tâche à accomplir, radio en panne et autochenille 404 ensevelie sous la neige glacée, ils étaient en train de dormir. C'est alors que Vadim, complètement défoncé à l'alcool, fracasse par deux fois le crâne de Nikolaï à la hache, sous prétexte qu'il aurait triché aux échecs. Comment dit-on Shining en russe ?
Anton va devoir gérer la crise : il fait momifier le cadavre du malheureux mécano qui sera ensuite placé dans une de leurs réserves frigorifiques. Tandis que dans la seconde, à peine moins glacée, il fait enfermer Vadim, en attendant de rédiger et d'envoyer son rapport aux autorités, qui décideront du sort du criminel. Qui risque fort d'être la mort. De leur côté, Igor et Dimitri complotent, et se verraient bien l'exécuter sans procès. Les tensions vont s'exacerber, et Vadim faire preuve d'un sacré instinct de survie...
On n'en dira pas plus, afin de préserver le suspense ménagé par Olivier Bleys, dans ce roman nerveux, original et décalé. Un huis clos polaire soviétique, où l'absurde − le seul travail des hommes est de veiller quotidiennement à ce que le buste de Lénine, placé sur le toit de Daleko, soit toujours dégagé et bien visible, mais de qui ? − le dispute à l'humour noir et au pessimisme sur la nature humaine.
Le crescendo de violence est bien rendu, avec quelques scènes surréalistes : la folie mystique de Vadim, qui porte désormais accroché à son cou une icône de sainte Olga de Kiev, qu'il appelle Anouchka ; l'épopée tragique du 404, un monstre de 28 m2 et 15 mètres de long, pour rejoindre Vostok. Sans parler de l'épilogue, un brin immoral. Antarctique est un roman atypique dans l'œuvre d'Olivier Bleys, sans doute pas son plus agréable, néanmoins très réussi.
Antarctique
Gallimard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 17 € ; 192 p.
ISBN: 9782070135349