Le chiffre d’affaires des ventes de livres numériques en téléchargement a progressé de 45 % l’an dernier, à 63,8 millions d’euros", estime Sébastien Rouault, chef de groupe panel livre de GFK. L’institut d’étude devait présenter le 5 février à Paris son bilan annuel du marché de l’entertainment, qui synthétise l’évolution des ventes de livres, jeux, musique, DVD et vidéo, sur support physique ou en numérique. "L’an dernier, nous avions projeté une hausse de 70 %", rappelle Sébastien Rouault, ce qui était alors perçu comme une hypothèse trop prudente.
Dans n’importe quel autre secteur, une telle progression arracherait des exclamations incrédules, alors qu’elle est jugée presque décevante ici. "On a l’impression qu’un palier est déjà atteint, et bien plus tôt qu’aux Etats-Unis §", note Nathalie Mosquet, directrice du développement numérique d’Editis. Chez le deuxième groupe d’édition français, la hausse "se situe dans la moyenne du marché". Chez Hachette Livre, où l’essentiel du chiffre d’affaires numérique vient des Etats-Unis et du Royaume-Uni, le poids du livre numérique n’augmentait plus sur les neuf premiers mois de 2014 (derniers chiffres publiés), à 10,4 % du chiffre d’affaires total du groupe. Mais la tendance concerne des marchés autrement plus développés, où la part du numérique dans le segment grand public (trade) dépasse maintenant les 20 %.
Une question de prix
En France, "le numérique représente 1,6 % du chiffre d’affaires total de l’édition, et 2,4 % du volume. Pour un ratio plus juste, il faudrait pouvoir faire ce calcul à catalogue comparable, mais l’exercice est difficile", reconnaît Sébastien Rouault. A 160 000 titres environ, le périmètre de l’offre numérique est quatre fois moindre que celui du livre imprimé, qui compte plus de 700 000 références disponibles. En quantité, le nombre de téléchargements a progressé de 60 %, à 8,3 millions de titres payants, ce qui est à peu près en phase avec la projection estimée qui était de + 57 %, indique GFK. "Le prix moyen est passé de 8,50 euros à 7,70 euros", soit une baisse de 9,4 %. C’est encore supérieur au prix moyen d’un livre de poche, d’environ 6,70 euros. La comparaison avec le petit format reste une référence pour nombre de lecteurs, qui ne comprennent pas la tarification numérique. Selon la dernière enquête de la Hadopi sur les perceptions et l’usage du livre numérique (octobre 2014), 59 % des personnes interrogées le jugent toujours trop élevé. Si les éditeurs doivent remonter leurs prix en raison d’un retour probable à une TVA de 20 % ordonnée par la Commission européenne, l’incompréhension sera encore plus grande.
Au cœur du conflit entre Amazon et Hachette aux Etats-Unis, le prix cristallise les questions qui se posent aux grands groupes. Un niveau plus bas favorisera à coup sûr le développement du numérique, mais une part de cette croissance sera prise sur le livre imprimé. Elle affaiblira la rentabilité des filiales de diffusion-distribution et des marques poche de ces groupes. Enfin, elle les rendra plus dépendants d’une poignée de revendeurs. "Amazon, Apple, Kobo/Fnac et Google représentent tout juste 80 % de nos ventes numériques", indique Alexis Esménard, directeur du développement numérique chez Albin Michel. Ce segment a progressé de 47 % l’an dernier dans la maison, pour atteindre 5,2 millions d’euros de chiffre d’affaires en prix public. Son catalogue compte 3 410 titres. L’éditeur a produit 977 références nouvelles, poursuivant la numérisation de son fonds "qui marche très bien".
Naissance d’un écosystème
Chez Eyrolles, qui s’est lancé dès 2009, il n’y a plus d’effet de rattrapage, d’où une progression des ventes nettement plus calme par rapport à d'autres éditeurs, "nous avons progressé de 50% en 2011 et 70% en 2012 contre 6% l’an dernier", compare Marie Allavena, directrice générale du groupe. "Le numérique représente 4% à 5% du chiffre d’affaires de notre activité édition, et 8% pour les thématiques professionnelles telles que l’informatique et l’entreprise.§" Spécialisé dans les segments professionnel, développement personnel et pratique, l’éditeur bénéficie de moins de facilités que Bragelonne, bien installé dans la SF, la fantasy et la littérature sentimentale, dont le lectorat a montré une appétence immédiate pour ce nouveau support. "Nous sommes proches de 50 % de progression en 2014, avec moins de baisses de prix et de promotion. Le numérique devrait représenter au moins 12 % de notre chiffre d’affaires", estime Jérôme L’hour, directeur commercial chargé de cette partie du catalogue. L’éditeur, qui a dépassé le million de fichiers vendus cette année, a lancé une opération de communication autour de cet événement avec diverses promotions, concours et expériences. "Nous avons proposé des œuvres intégrales de quelques auteurs phares, dont celles de Raymond Feist ou Terry Goodkind, pour 100 et 150 euros, et qui ont trouvé preneur", se félicite-t-il. Très prolifiques, les deux écrivains produisent des séries totalisant plusieurs dizaines de volumes.
"Certains lecteurs ont dépensé plus de 500 euros en livres numériques pendant cette promotion", ajoute Xavier Cazin. Patron du diffuseur-distributeur Immatériel, également libraire numérique, il a observé cette performance avec étonnement. "C’est la preuve qu’il est possible de vendre aussi à un prix élevé en numérique, quand le lecteur y trouve son compte et qu’on ne l’ennuie pas avec des DRM", insiste-t-il. Créée en 2008, l’entreprise est maintenant installée, avec une activité qui a progressé d’environ 50 % l’an dernier, par rapport aux 3,3 millions d’euros de chiffre d’affaires de 2013 : le numérique génère peu à peu son écosystème d’entreprises de services ou d’éditeurs spécialisés, dont les dimensions restent toutefois modestes. Dans cet univers, les libraires indépendants n’ont pas une place égale à celle qu’ils occupent dans le marché du livre imprimé. L’attentisme des éditeurs s’explique aussi par le souci de préserver l’équilibre de leurs différents canaux de vente.