Avant-portrait

Dans son livre elle commence par mentir sur son âge. Pas beaucoup, juste deux années comme ça. Elle avait dit 43 ans, alors qu'elle venait de fêter ses 45 ans. Mais est-ce un mensonge ? Cela s'apparente à quelque chose de faux. Soudain elle prend conscience qu'elle a menti. La philosophe s'interroge, forcément. Elle convoque les grands auteurs, ceux du théâtre comme Shakespeare qu'elle a traduit, mais aussi les anciens, Platon, sa République, Kant, sa morale et Spinoza, bien sûr, dont elle est spécialiste et auquel elle a consacré sa thèse. Mais pourquoi le mensonge ? « Parce que c'est essentiel ! » De quoi parlerait-on sinon ? Et elle appuie l'évidence d'un sourire, qui en dit long sur sa détermination à ne pas s'en laisser conter par les bonimenteurs de tout poil.

Aplomb rhéthorique

Après de brillantes études, Normale Sup rue d'Ulm à Paris, une agrégation qu'elle a failli ne pas pouvoir passer à cause d'un décret de naturalisation qui lambinait dans les administrations, elle quitte l'université pour le théâtre et la mise en scène. Molière ou Eduardo de Filippo n'ont plus de secret pour elle. Depuis près de dix ans, elle est aussi à l'initiative des « Nuits de la philosophie ». Sur le principe de la profusion et de la simultanéité elle propose douze performances et accueille quarante-huit philosophes pour un marathon intello. La dernière édition a eu lieu à la New School, au cœur de Manhattan, le 5 octobre. Chaque participant dispose de vingt minutes pour dire pourquoi il s'est intéressé à son sujet. Et elle, que dirait-elle du sien ?

Elle se souvient que, dans un précédent ouvrage, elle avait expliqué pourquoi les bons sentiments passaient pour mauvais ou du moins pour un peu mièvres dans le langage courant. Avec le mensonge, elle use de la même approche contradictoire. Le mensonge est souvent assorti d'une conséquence grave pour autrui. Elle donne l'exemple du patron qui feint de ne pas savoir qu'il va licencier. Il ferait mieux de parler vrai, mais il ne le peut pas parce qu'il ignore la vérité. « Il arrive que l'on trompe les autres sans vouloir les tromper, notamment quand on se trompe soi-même. » C'est pourquoi le baratineur qui trompe sciemment est plus dangereux que le menteur qui se perd de bonne foi.

Avec un aplomb rhétorique enjôleur, elle explique qu'on peut dire vrai et mentir tout comme on peut dire faux et ne pas mentir. Le diable n'est pas que dans les détails, il est aussi dans l'imposture. Deux visions du mensonge s'opposent. On connaît la formule : si je mens, c'est pour ton bien. Encore faut-il expliciter ce « bien »... Mais le mensonge est aussi une arme de destruction massive qui conduit à des guerres. Voilà pourquoi elle apprécie la liberté formelle de l'art contemporain, peut-être aussi parce que son frère est peintre et qu'on sent de l'admiration pour celui dont elle expose quelques toiles dans son appartement. Elle aime aussi la photographie. Avec un Polaroid, elle a pris des centaines de portraits d'amis ou d'inconnus qu'elle affublait de la même paire de lunettes de soleil. « C'est curieux, plus tard j'ai découvert Warhol dont j'ai écrit la biographie. »

Pas de doute, cette femme de caractère aime la mise en scène. Et derrière le mensonge se niche le spectacle du langage, la rémanence de la culture, des traditions et des religions. « J'avais envie de démonter tout cela. En fait, il faudrait éviter d'utiliser le mot mensonge. L'une des tâches de la philosophie, c'est la clarification. On travaille contre le sens commun pour tenter d'expliquer comment le sens vient aux mots. En réalité, mentir ne veut rien dire. » Par une sorte de pirouette spinoziste, elle revendique le droit à l'affabulation, à maintenir un espace de prudence entre ce que l'on entend et ce que l'on en pense. Mais derrière un sourire qui ne dissimule rien elle préférerait que l'on dise la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Mériam Korichi
Mentir : notre part d'humanité
Autrement
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 euros
ISBN: 9782746751422

Les dernières
actualités