Il a beau faire, depuis un quart de siècle, Art Spiegelman est d'abord l'homme d'un livre : Maus, incroyable témoignage sur le génocide des juifs sous forme de BD, qui lui a valu le prix Pulitzer en 1992. Grand prix du Festival international de la BD d'Angoulême en janvier dernier, l'Américain sera le président de sa nouvelle édition du 26 au 29 janvier 2012 et son oeuvre fera l'objet d'une rétrospective sur 500 m2, au Centre Pompidou, du 20 mars au 20 mai 2012. Car Maus, qui raconte à travers le dialogue de l'auteur avec son père l'histoire d'un Juif polonais, survivant des ghettos de Pologne et d'Auschwitz, est devenu un classique, publié à travers le monde. En France, l'ouvrage est devenu un long-seller. "C'est le seul livre que je vends avec une telle régularité, confie Patrice Hoffmann, directeur éditorial chez Flammarion. Les années les plus basses, il s'en écoule 25 000 exemplaires !" Pour fêter le quart de siècle de cette BD et l'actualité hexagonale d'Art Spiegelman, Flammarion publiera une édition anniversaire de Maus ainsi qu'un beau livre, MetaMaus, qui raconte la genèse de l'oeuvre et sa réception. Ce livre, accompagné d'un DVD comprenant une version numérisée de l'intégrale Maus : un survivant raconte, assortie d'archives, sera disponible le 11 janvier avec un tirage de 30 000 exemplaires.
Fruit de quatre années d'entretiens entre Art Spiegelman et l'universitaire Hillary Chute, MetaMaus est articulé autour des trois questions les plus souvent posées à l'auteur : pourquoi l'Holocauste ? Pourquoi les souris ? Pourquoi la BD ?
Au long de 296 pages, il y en a pour tout le monde. Les puristes et les chercheurs trouveront les carnets préparatoires à Maus ainsi que les 7 500 esquisses dans le DVD. Art Spiegelman prend soin de décortiquer, étape par étape, la composition de sa page, la question des grilles, le choix des stylos - un Pelikan standard et une plume façonnée par Kenneth Planck. Les amateurs de BD s'intéresseront aux influences du dessinateur, du Mad de Harvey Kurtzman à Krazy Kat. L'aspect intime est aussi très présent avec de nombreuses photos de famille et un glaçant arbre généalogique avant/après la guerre, des interviews de sa femme, la Française Françoise Mouly, aujourd'hui directrice artistique du New Yorker, et de ses deux enfants.
Holokitsch
L'auteur explique les raisons qui lui ont fait choisir une BD animalière - les juifs sont des souris, les Allemands des chats - et évoque ses inspirations, comme les images anthropomorphiques de Beatrix Potter. Dans la tonalité de la narration, il a voulu éviter la "banalisation larmoyante du récit", fustigeant "une bonne partie de la culture populaire sur les camps de la mort [qui] donne dans l'Holokitsch".
Maus est une oeuvre qui s'autoanalyse, puisqu'elle entremêle deux récits, celui de Vladek dans les camps et celui du père et du fils s'entretenant pour recueillir ce témoignage. Hillary Chute parle d'"un récit charpenté par son propre processus". Art Spiegelman a donc déjà évoqué de nombreuses questions de MetaMaus dans Maus. Ce qui est inédit reste l'histoire éditoriale de l'oeuvre aux Etats-Unis puis à l'étranger.
Art Spiegelman commence à s'intéresser à son histoire familiale peu de temps après le suicide de sa mère en 1968. Il enregistre son père lui racontant son expérience de la Shoah et publie en 1972 trois pages dans Funny animals. Il décide d'en faire un récit plus long édité en épisodes dans Raw, magazine de BD monté avec sa femme en 1980. Lorsque l'agent Jonathan Silverman propose le livre à des éditeurs américains, les lettres de refus sont nombreuses (de Penguin, Knopf ou Farrar, Straus & Giroux). Art Spiegelman prend un malin plaisir à les reproduire dans MetaMaus. Au final, c'est André Schiffrin qui l'éditera chez Pantheon.
La publication est précipitée après que le critique Ken Tucker fait paraître un article dithyrambique dans le supplément littéraire du New York Times sur cette oeuvre en cour d'élaboration, parue dans un petit magazine à tirage limité. Face au déluge de courriers, Pantheon décide de sortir Maus en deux volumes avec, immédiatement en 1986, le tome 1. Le succès est immense, faisant même peur à l'auteur qui craint de "devenir l'Elie Wiesel de la BD, la conscience et la voix de la deuxième génération". Le second suivra en 1991.
Nuances culturelles
Aujourd'hui bien plus d'un million de chaque tome a été vendu aux Etats-Unis et Maus est traduit dans une trentaine de langues dont le chinois, le catalan, le serbe et le pashtoun. Et l'histoire des éditions étrangères est passionnante. Il n'a jamais été traduit en arabe. "Dans la mesure où c'est un récit où les juifs sont les personnages avec qui on compatit, ça ne semble pas être ce que recherche le marché arabe", analyse Art Spiegelman. "Les différentes nuances culturelles de l'accueil de Maus m'ont fasciné, raconte-t-il. En France, ça n'a pas été un problème que Maus existe sous forme de BD [...]. En Italie, ils semblaient vraiment intéressés par la psychologie père-fils, pas du tout par la Seconde Guerre mondiale." C'est finalement en Pologne que Maus posera le plus de problème, car les Polonais goûtent peu le choix de Spiegelman de les représenter sous forme de cochons. Le jour de la parution, des manifestants brûleront le livre sous les fenêtres de l'éditeur.
L'histoire de l'édition israélienne est aussi compliquée et le livre ne s'est pas très bien vendu car, selon Spiegelman, "le livre ne place pas Israël comme la fin heureuse de l'Holocauste , contrairement à, disons, La liste de Schindler. C'est, pour le moins, l'Holocauste vue par un diasporiste". L'auteur a dû en outre adapter un dessin où il représente Pesach Spiegelman, l'un des membres de sa famille considéré par son père comme un collaborateur, avec un képi de policier allemand car les héritiers menaçaient de l'attaquer pour diffamation.
Une traduction en berlinois branché
En Allemagne aussi la publication est compliquée. C'est au départ l'éditeur de Crumb (Zweitausendeins) qui s'y intéresse, mais Art Spiegelman se heurte à un problème de traduction. Spiegelman a beaucoup travaillé pour rendre le caractère cahotant de la langue de Vladek. Or, l'éditeur le traduit en un berlinois branché, car il craint qu'une version germanisée du yiddish soit perçue comme antisémite. L'auteur confiera alors ses droits à Rowohlt qui, lui, se heurtera à un problème de couverture. Par contrat, elle devait être identique dans tous les pays. Mais elle représente une croix gammée, une image interdite par la loi allemande sauf pour les travaux historiques sérieux. L'éditeur Michael Naumann réussit cependant à obtenir une dérogation. Art Spiegelman se souvient de la Foire de Francfort en 1987, au moment de la sortie du livre. Un journaliste lui aurait lancé : "Vous ne trouvez pas qu'une BD sur Auschwitz c'est de mauvais goût ?" Et il aurait répondu : "Non, en revanche j'ai trouvé Auschwitz de mauvais goût."