Mise en bière. Certains esprits taquins avoueront, goguenards, avoir fumé quelques clopes et partagé autant de bières avec Marin Ledun, tout en saluant, chope levée, ses dossiers solidement bordés contre les pourvoyeurs multinationaux et cotés en Bourse de ces mêmes petits plaisirs à modérer. Ainsi, après s'être frotté aux enfumages libéraux des grands groupes tabagiques avec Leur âme au diable (Gallimard, 2021), l'auteur des Visages écrasés (Seuil, 2011, devenu au cinéma une digne Carole Matthieu incarnée par Isabelle Adjani), Salut à toi ô mon frère (Gallimard, 2018) ou Aucune bête (Éditions In8, 2019, superbe novella musculeuse), reprend l'armure de Don Quichotte face aux rafales nigérianes des grands brasseurs de sorgho et de misère. Marin Ledun dédie donc ce livre à tous ceux que la bière fait rêver, pour paraphraser un célèbre slogan publicitaire des années 1980. Mais l'amertume du marasme africain prend vite le pas sur celle de l'onirisme sans faux col.
Partie de Paris, porte de Pantin, sur les traces d'un réseau de prostitution, la journaliste Serena Monnier (sans doute un clin d'œil à l'héroïne de Ron Rash) s'envole bientôt pour Lagos et Kaduna. Là-bas, Oni Goje, simple patrouilleur de la sécurité routière, plus sensible et moins corrompu que la moyenne de ses collègues, exhume par hasard les corps de gamines éliminées comme autant d'indésirables moucherons. Serena découvre un pays exsangue, Oni en réprouve les réalités quotidiennes. Tous deux pataugent d'abord dans le moût de la dèche avant d'y trouver un évident lien avec celui des amylacés fermentés. De fait, la pigiste française, venue rédiger sur place un papier standard sur l'intolérable traite d'êtres humains, voit son article dévier vers des intérêts commerciaux plus légaux mais tout aussi sordides et concomitants. Avec l'aide des militantes autochtones de l'ONG Free Queens Of Nigeria, elle remonte vers le nord du pays, vers ces territoires où seuls Boko Haram, les prévarications et le chaos dictent les règles. Déjà sur place, Oni tire sur les mêmes fils qui les conduiront de concert à grimper comme deux bulles intruses jusqu'à la surface du marigot des ébriétés bon marché. Et ça mousse, forcément, jusqu'à suinter sur les sous-bocks et mettre à jour d'étroites connivences entre proxénétisme et profits industriels. Elles s'appellent Jasmine, Victoria, Musa, Kel ou Diana, jeunes filles devenues goodies à l'attention des intermédiaires ou clients, faire-valoir asservis à la réputation machiste d'un breuvage nul. Gare à celle, flacon accort d'une ivresse répugnante, qui ne vendra ni ne se vendra pas assez, dans un pays où la moindre résistance au moindre pouvoir se paie le prix fort. Au mépris d'intimidations verbales ou physiques, Serena, Oni et leurs anges gardiens, rachitiques garants des rares digues locales, tiennent tête. Rien ne leur est épargné. Même les confinements s'en mêlent et les entravent. Mais rien ne saurait néanmoins les empêcher de mettre la pression sur la pression en fûts et de faire brièvement frissonner les lignes. Pour autant, comment deux gouttes d'eau pourraient-elles hydrater durablement un désert de cendres ?
Si les sujets sont âpres et violents, l'écriture de Marin Ledun leur confère une élégante souplesse. Pas de voyeurisme, encore moins de larmes de crocodile ou de fausse empathie : juste décrire les brutalités, corollaires inéluctables de la détresse, de la précarité et des expédients de la survie. Pas de faux-semblants, pas d'alibis light. À consommer avec délectation.