Au milieu de toutes les célébrations, expositions, publications, qui marquent, ces années-ci, plusieurs anniversaires proustiens − 2019, centenaire de son prix Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs ; 2021, cent cinquante ans de sa naissance ; 2022, centenaire de sa mort −, il convient de prendre en compte deux critères déterminants afin d'aborder sereinement l'œuvre de Proust, considérable, essentielle.
Son inachèvement tout d'abord. À sa mort, le 18 novembre 1922, Proust n'avait publié « que » Les plaisirs et les jours, un recueil de dandy, en 1896 ; deux traductions/essais/conférences autour de John Ruskin (La Bible d'Amiens en 1904, Sésame et les lys en 1906), ainsi que de très nombreux articles, chroniques, pastiches, « mélanges » parus dans la presse et en revues. Et bien sûr les premiers volumes de son grand œuvre, sa « cathédrale », comme il disait, À la recherche du temps perdu. Talonné par la camarde, il avait eu le temps de mettre au point jusqu'à Sodome et Gomorrhe et La prisonnière, qui paraissent en 1923. Mais c'est son frère cadet Robert (mort en 1935), médecin comme leur père et tout dévoué à l'œuvre de son illustre aîné, qui édita et publia Albertine disparue en 1925, et Le temps retrouvé, clef de voûte de l'ensemble monumental, en 1927. Un peu comme Viollet-le-Duc termina tel édifice gothique demeuré inachevé au Moyen-Âge. Mais Proust laissait également derrière lui, parmi nombre de textes, dont une correspondance démentielle, deux inédits majeurs, Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve, « inventés » par Bernard de Fallois, respectivement en 1952 et 1954. L'un se voulait un roman, mais truffé d'autobiographie, où l'on peut voir la matrice de La recherche ; l'autre un essai, mais, là encore, très personnel, et où figurent nombre de pages que Proust intégrera ici et là dans son work in progress.
Car le second critère de cette œuvre, c'est la porosité entre les genres littéraires, son côté « trans ». Classé comme roman, À la recherche du temps perdu comporte des parties entières, digressives, qui se rapprochent de l'essai (sur la peinture de Vermeer, par exemple, ou l'homosexualité masculine) ou du traité de psychologie amoureuse : c'est le cas notamment des deux volumes La prisonnière et Albertine disparue. Quant au Contre Sainte-Beuve, catalogué essai, il flirte souvent avec la confidence, le journal, voire l'autofiction.
Le proustologue éminent Antoine Compagnon et son équipe (Christophe Pradeau et Matthieu Vernet) ont donc entrepris un vaste chantier archéologique pour la « Pléiade » : rassembler et refondre en un volume toute la non-fiction proustienne, chronologiquement, dans son intégrité, en y glissant le maximum de textes inédits, notamment des articles, études, interviews qui n'avaient jamais été repris dans les volumes de chroniques ou de mélanges procurés par les uns ou les autres. S'y manifeste toute la cohérence de la démarche de Proust, on y admire son travail de forçat, lui qui passait pour un dandy rentier dilettante, et sa formidable diversité. En 1905, à propos d'un recueil en projet, il annonçait « un volume de diverses choses ». Le voici.
Essais
Gallimard
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 69 € ; 2 064 p.
ISBN: 9782070179091