One-punch man et son coup de poing fulgurant ont débarqué en France le 11 janvier et réalisé le score le plus haut en une semaine de vente dans l’histoire du manga dans notre pays. A la veille du grand festival Japan Expo, du 7 au 10 juillet à Paris Nord-Villepinte, ses ventes atteignent les 130 000 volumes pour le tome 1 et presque 100 000 pour le tome 2. Le troisième, dès sa parution le 9 juin, a tout de suite pris la tête du Top 20 Livres Hebdo/GFK, tous rayons confondus. En avril, ce sont les deux premiers tomes de My hero academia qui font une entrée tonitruante sur le marché français, 6e meilleur lancement dans l’histoire, avec un premier tirage de 50 000 exemplaires et déjà une réimpression sur le tome 1. Signe que la série prend, le tome 3 a réalisé la semaine de son lancement un score supérieur de 13 % à celui du tome 1. Et pour couronner ce semestre exceptionnel, Platinum end est arrivé fin mai avec un premier tirage de 50 000 volumes qui ont été complétés, en raison du succès, par une fournée supplémentaire de 10 000. Cette concentration inédite de blockbusters accélère la progression du marché du manga qui, après cinq ans de crise, avait redémarré fin 2014. Il enregistre depuis janvier une hausse d’activité de 8 % en valeur et de 10 % en volume, selon GFK.
Mais le plus curieux dans ces hits au succès immédiat, ce sont leurs éditeurs français : Kurokawa, Ki-oon et Kazé. Les trois séries sont éditées au Japon par la Shueisha, qui a décidé d’attribuer les droits de One-punch man et de My hero academia non pas à l’un des leaders du secteur (Glénat ou Kana), mais à leurs challengers, tout en réservant Platinum end, la nouvelle série des auteurs de Death note jusqu’alors édités par Kana, à Kazé, sa filiale française.
Deux challengers
Ce changement de politique de la Shueisha dans l’attribution des licences a été initié il y a deux ans. Voyant que le marché français était devenu mature et que, comme au Japon, il restait très dépendant de hits déjà anciens comme One piece, Fairy tail ou Naruto, le géant nippon a décidé de s’intéresser non pas aux éditeurs qui trustaient le top des ventes mais à ceux qui dominaient celui des meilleurs lancements (ventes sur une semaine d’un tome 1). Une façon d’identifier les partenaires capables de porter une série susceptible de régénérer le marché. En mars 2014, Ki-oon et Kurokawa (le label d’Univers Poche), collaborent pour la première fois avec la Shueisha. Ad astra, un seinen (manga pour public ado-adulte) sur la deuxième guerre punique, est lancé par Ki-oon qui parvient à vendre plus de 10 000 exemplaires du premier tome, tandis que Kurokawa hérite d’un shojo (manga pensé pour le public féminin), Wolf girl and black prince, qu’il écoule à 13 000 volumes. Le test est concluant, notamment dans la stratégie marketing et communication, qui vise un public plus large que le lectorat habituel.
Cette décision de changer de partenaires sur des titres à fort potentiel bouleverse l’équilibre des forces sur le marché hexagonal. Surtout que cette nouvelle stratégie intervient à un moment où la Shueisha est parvenue à renouveler son catalogue, après plusieurs années où son concurrent Kodansha (partenaire privilégié en France de Pika, filiale d’Hachette devenue deuxième acteur du marché) avait le vent en poupe avec de nouvelles séries comme Seven deadly sins ou L’attaque des titans.
"Shueisha et Shogakukan mettent en place de nouvelles stratégies sur le marché français, et Kazé en fait partie", confirme Pierre Valls, arrivé en début d’année à la tête de la branche éditoriale de la filiale. Il entend bien "puiser [ses] forces dans celles de [ses] maisons mères". Depuis leur implantation en France en 2009, les géants japonais avaient veillé à ne pas déstabiliser le marché en préservant leurs partenaires qui ont construit le rayon en France, au détriment parfois de leur filiale. Ce n’est plus le cas. Avec "plus d’ambitions sur nos objectifs", Pierre Valls assure qu’il ne publiera pas tous les hits. Mais on sait déjà, par exemple, que la licence à fort potentiel Yo-kai watch atterrira chez Kazé en november.
S’affranchir des Japonais
Si trois éditeurs sont les grands gagnants de ce début d’année, tout le secteur profite du regain d’activité. "Et ce n’est que le début avec ces trois séries qui vont nous porter plusieurs années, note Ahmed Agne chez Ki-oon, en progression de 23 %. L’année où Naruto se finit en France, c’est un beau passage de relai." Pilier du secteur, Naruto s’arrêtera avec un 72e tome en novembre chez Kana. Les opérations autour de la licence tout au long de l’année portent d’ailleurs la marque de Média-Participations, en hausse de 12 %. Tous les éditeurs progressent depuis janvier, à l’exception de Tonkam, dont les statistiques sont faussées suite à une fusion du label au sein de Delcourt. Le groupe entame en effet une clarification de son catalogue manga, avec le passage de trois labels (Tonkam, Delcourt manga et Soleil manga) à deux. Soleil manga reste la marque plus solaire et féminine, avec majoritairement du shojo, tandis que Delcourt/Tonkam sera son pendant masculin.
La crise passée a obligé beaucoup d’éditeurs à repenser leur modèle de développement et notamment à encourager la création afin d’être propriétaires des droits dérivés et moins dépendants des Japonais. Japan Expo fait d’ailleurs cette année un focus sur la "french touch" qu’accompagnent Pika, un des pionniers avec Dreamland de Reno, ou Kana qui accueille à la rentrée Remi Guerin et Guillaume Lapeyre, les auteurs de City hall (Ankama). Ahmed Agne chez Ki-oon, qui sait que My hero academia, présenté comme le nouveau Naruto, va "porter la maison pendant dix ans", entend "ne pas se laisser emprisonner". Son premier manga français Outlaw players paraît en juillet. Et Kim Bedenne qui dirige le bureau de la maison à Tokyo travaille en direct sur quatre ou cinq séries pour 2018.
Le marché du manga en France, que l’on pensait à bout de souffle, retrouve ainsi de la vitalité. Si les ventes de blockbusters s’effritaient depuis quelques années, plusieurs "middle sellers" ont vu le jour. Aux côtés de One piece, Tokyo ghoul (530 000 exemplaires en cumulé) et Ajin (100 000 volumes) ont ainsi émergé chez Glénat. "Depuis le début des années 2000, trois ou quatre grosses séries ont trusté les tops des ventes et le manque de renouvellement de l’offre a pu entraîner une certaine lassitude, analyse Grégoire Hellot chez Kurokawa. Les nouvelles licences arrivées depuis 2014 ont réactivé l’intérêt de lecteurs qui avaient abandonné le manga tout en captant la nouvelle génération." Si certains s’inquiétaient de la cannibalisation du public manga par le comics, le processus est inverse. Les héros de deux des trois succès de ce début d’année sont armés de super-pouvoirs. Au point qu’Ahmed Agne "parie que, dans quelque temps, My hero academia sera la série de super-héros la plus lue dans le monde".d