Témoin muet. Lentement, page après page, une image se dévoile. On devine les contours d'une peinture, on aperçoit peu à peu son auteur. Deux filles nues est en train de naître sous le pinceau d'Otto Mueller, peintre expressionniste et membre du groupe die Brücke. Et, comme si elle était dotée d'une paire d'yeux ou d'une caméra, cette œuvre - authentique - va dévoiler ce qui, au cours des années qui vont suivre, va se dérouler devant elle.

Nous sommes en 1919 à Berlin. Posé dans un coin de l'atelier de Mueller, le tableau est témoin des moments de gaieté qu'il passe avec Maschka, sa femme et sa muse, mais aussi de la séparation du couple quand le peintre accepte un poste de professeur à Breslau. On quitte Mueller quand il vend Deux filles nues au juriste et collectionneur juif Ismar Littmann. C'est là que la tragédie commence, ce que l'on devine d'abord en apercevant sur un mur, à travers une fenêtre devant laquelle se trouve le tableau, une croix gammée. Clients qui lui tournent le dos, radiation du barreau, soucis d'argent... En 1934, Littmann se suicide ; sa collection est confisquée par les nazis et le tableau est présenté dans l'exposition Entartete Kunst (« art dégénéré »). Devant lui défilent Hitler et des caciques du III^e Reich qui expriment leur vision abjecte de l'art, des anonymes qui abondent lâchement, quelques visiteurs éclairés qui ont conscience de voir la plus belle exposition d'art moderne du moment, des marchands d'art au rôle trouble... Bien des années et des péripéties plus tard, Deux filles nues sera restitué à la fille de Littmann.

Pour tenir de bout en bout son procédé malin de caméra subjective, véritable gageure graphique, Luz multiplie les astuces. Parfois, le tableau est décroché, déplacé, malmené, empaqueté, et les cadrages et les cases suivent le mouvement. Ou bien il fait nuit et on ne distingue que ce qui se passe à l'extérieur, dans la rue éclairée. Les gros plans sur les visages qui regardent le tableau se succèdent, tour à tour dubitatifs, haineux, craintifs, désespérés ou enthousiastes. La force du dispositif réside dans le caractère inanimé, silencieux, innocent de ce « personnage » principal, observateur implacable de ce qui se trouve devant lui. La douleur, la folie et la perversité des hommes n'ont besoin d'aucun commentaire pour se dévoiler. Avec cet album très précisément documenté, à la fois biographie d'un peintre, d'un tableau et de ses détenteurs successifs, Luz a trouvé une manière originale et passionnante de plonger dans une époque tragique et dans les coulisses de l'art.