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Les sciences humaines sont de retour

Bon nombre de libraires ont retravaillé l'organisation et la nomenclature de leur rayon pour créer des sous-rayons thématiques plus évocateurs. - Photo OLIVIER DION

Les sciences humaines sont de retour

Stimulés par un renouveau éditorial et les nouvelles attentes de leurs clients, les libraires repensent et réinvestissent leur rayon sciences humaines et sociales. _ par

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Par Clarisse Normand,
Créé le 07.11.2019 à 21h46

Réputé difficile, élitiste et, il y a quelques années encore, sinistré commercialement, le rayon sciences humaines et sociales (SHS) renoue avec la croissance dans les librairies qui ne l'ont pas abandonné. Ses ventes ont bondi de 30 % l'an dernier chez Quai des brumes, à Strasbourg, et de 18 % depuis janvier chez Comme un roman (Paris 3e) comme au Comptoir des mots (Paris 20e), dont le responsable, Charles Lafranque, constate que « ce rayon est celui qui progresse le plus dans la librairie, de sorte que son poids dans l'activité a doublé de 10 % à 20 % en dix ans ». D'après les données de l'Observatoire du Syndicat de la librairie française, qui ne concerne toutefois que les librairies indépendantes adhérentes, les SHS affichent, sur deux ans, à périmètre constant, une hausse de 7,6 % quand l'ensemble des ventes de livres (hors scolaire) ne progresse que de 0,4 %.

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Photo OLIVIER DION

Gilets jaunes

Si la littérature pâtit de l'envolée des séries audiovisuelles qui viennent sevrer les besoins de fiction des lecteurs, les SHS, à l'inverse, profitent d'une demande croissante de repères et de compréhension du monde dans une époque anxiogène. Et le livre, valeur refuge pour le savoir, en reste le support privilégié. « On sent une évolution nette de la demande depuis les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo, avec un intérêt nouveau pour les questions de religion et de société », note Samuel Pericaud chez Ombres Blanches, à Toulouse. Une perception que partage Eric Fouquet, directeur commercial de La Découverte, qui constate, depuis quatre ans, un retour aux textes savants. Pour Eric Loose, responsable du rayon au Furet du nord de Lille, « le regain de curiosité pour les sciences humaines, et en particulier pour les problématiques sociales et sociétales est notable depuis l'élection d'Emmanuel Macron et encore plus depuis les manifestations des gilets jaunes ».

Certains libraires développent des passerelles entre les sciences humaines et des secteurs grand public.- Photo OLIVIER DION

Certes, la définition des SHS a évolué avec l'élargissement de leur périmètre. Au-delà des disciplines académiques que sont l'histoire, la sociologie, la philosophie, l'anthropologie ou encore la psychanalyse, le rayon a repoussé ses frontières vers les sciences, l'économie, le politique voire le développement personnel. En phase avec les problématiques contemporaines, il a vu naître de nouvelles thématiques, à commencer par le féminisme et l'écologie, mais aussi l'écocitoyenneté, l'animalisme, le transhumanisme, l'urbanisme ou le climat. Pour Pierre Coutelle, responsable essais-savoirs et images chez Mollat, à Bordeaux, « la structure de ce marché a enregistré une mutation non seulement de l'offre, mais aussi de la demande, qui compte de moins en moins d'universitaires et de plus en plus de lecteurs grand public de tous âges. »

Pour la faire résonner avec l'actualité et la rendre accessible et même agréable à lire, les éditeurs ont adapté leur offre, et le secteur a attiré de nouvelles maisons et de nouveaux auteurs qui ne relèvent pas forcément des mondes universitaire et scientifique. D'après Séverine Nikel, directrice éditoriale au Seuil, « il y a aussi toute une génération d'intellectuels, arrivée à maturité, qui désire aujourd'hui dépasser la sphère académique et s'adresser au grand public ». Enfin, les livres de SHS ont bénéficié d'un relookage important de leurs couvertures et leurs maquettes. « Cela nous permet de présenter de plus belles tables en sciences humaines qu'en littérature », se félicite Samuel Pericaud.

Décloisonnement

Cette conjoncture favorable incite les libraires à surfer sur la vague et à en amplifier la portée. Pour Xavier Moni, cogérant de Comme un roman et président du Syndicat de la librairie française, « la librairie indépendante a même un devoir d'attention particulier à l'égard des sciences humaines, qui font partie de son ADN et de sa force ». À Saint-Dié, à la librairie Le Neuf, Olivier Huguenot reconnaît que « ce rayon est un élément différenciant, qui lui permet d'attirer une clientèle bien au-delà de sa zone de chalandise naturelle ». Certaines jeunes librairies généralistes ont d'ailleurs fait d'emblée des sciences humaines et sociales leur rayon clé. Ainsi La Petite Egypte, à Paris (2e), ou Les Grandes largeurs, à Arles, qui a même placé ce rayon dès l'entrée de la librairie. À La Procure, à Paris (6e), Bertrand Deschamps salue « le dépoussiérage de l'offre », qu'il s'efforce « d'accompagner en rendant ce rayon moins austère et en le décloisonnant. Nous développons notamment les passerelles avec certains secteurs grand public. Ainsi de notre thématique Regards philosophiques, à cheval entre la philo et le développement personnel. »

Prenant en compte les transformations de la demande des lecteurs, qui s'intéressent aujourd'hui avant tout à un sujet, quelle que soit la discipline (histoire, sociologie, philosophie...), les libraires ont retravaillé l'organisation et la nomenclature de leur rayon et créé des sous-rayons thématiques plus évocateurs : écologie, féminisme, genres, post-colonialisme... « En optant pour un décloisonnement des disciplines et une approche thématique plus parlante, nous avons voulu favoriser l'autonomie et la déambulation des clients », justifie Claire Winter, à La Petite Égypte. Toutefois, aux Petits papiers, à Auch, Pascal Pradon nuance : « Dans une librairie de 100 m2, en province, une segmentation fine au sein du rayon sciences humaines n'est pas pertinente. En revanche, sur table, nous développons des thématiques avec du fonds mais aussi des livres d'autres secteurs comme de la BD. Cela permet de désacraliser la discipline. Et ça marche. »

Rencontres

Dans le même temps, les libraires développent aussi avec succès les rencontres avec des auteurs de sciences humaines. Chez Ombres Blanches « nous sommes passés d'une à deux rencontres par semaine à trois ou quatre, indique Samuel Pericaud. Et elles attirent deux à trois fois plus de monde que nos rencontres littéraires. » Pour les animations également, le sujet prime sur la personnalité de l'auteur invité, incitant certains libraires à créer des cycles de rendez-vous thématiques. Le Comptoir des mots, par exemple, a lancé, sur le long terme, un cycle « Girls power », sur le féminisme, et un autre « Green power », sur l'écologie.

Même si les libraires s'inquiètent parfois de voir le développement pléthorique de la production, le regain de vitalité des sciences humaines et sociales devrait se prolonger. Chez Quai des brumes, Sébastien Le Benoist note aussi que « certains ouvrages étrangers, anglo-saxons notamment, qui sont des références, n'ont encore jamais été traduits en français ». Au-delà des réorganisations entre les sous-rayons (ceux en explosion, comme l'écologie, prenant la place de ceux en déclin, comme la psychanalyse), certains libraires ont décidé d'accorder davantage de place à l'ensemble du secteur. Olivier Huguenot agrandira son rayon à la librairie Le Neuf, à Saint-Dié, au printemps 2020.

Quatre conseils pour développer son rayon SHS

Pascal Pradon, gérant des Petits papiers, à Auch.- Photo DR/PASCAL PRADON

Ex-libraire de sciences humaines et sociales (SHS) chez Ombres blanches à Toulouse, aujourd'hui gérant des Petits papiers, à Auch, Pascal Pradon a assuré les formations mises en place conjointement par le Syndicat de la librairie française (SLF) et l'Institut national de formation de la librairie (INFL) pour aider les libraires à dynamiser un rayon qu'ils investissent aujourd'hui inégalement. Il conseille en particulier de :

désacraliser le rayon SHS en développant des passerelles vers des secteurs grand public et en proposant, sur un sujet, un choix des textes avec différents niveaux de lecture ;

développer sa propre curiosité de libraire et se forger un socle de culture générale ;

s'intéresser en permanence à la marche du monde en repérant les intellectuels intéressants grâce aux médias traditionnels mais aussi aux podcasts ;

défendre des petits éditeurs dont les auteurs ne sont pas forcément très connus mais peuvent se révéler pointus et pertinents.

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