Michel Bernard - Oui, elles existent, mais elles ne sont pas encore parvenues à des degrés de maturité pour être populaires. On distingue principalement trois nouvelles formes. D’abord la littérature hypertextuelle où certains mots ouvrent sur d’autres pages. Ensuite, la littérature générée par ordinateur, c’est-à-dire des textes qui sont fabriqués par des programmes de manière aléatoire. Enfin, la poésie cinétique constituée de textes dans lesquels les mots peuvent recevoir des traitements multimédias, se déplacer, changer de forme, etc. A ces trois nouveaux supports on pourrait ajouter les écritures collaboratives qui sont permises par le numérique. L’exemple le plus courant, c’est Wikipédia, mais il ne relève pas de la littérature.

En effet, je ne parle pas de l’édition numérique homothétique, mais de formes qui ne peuvent pas être transposées sur le papier. Pour moi, c’est le critère de la littérature numérique. Il n’y a pas de réversibilité.

Absolument pas. C’est aussi le cas des auteurs de fanfiction. Ils ont une approche conventionnelle du texte. Ils utilisent rarement l’image, le son ou le multimédia. Il y a très peu d’hypertextes dans leurs productions. Ils continuent à écrire des livres traditionnels sur un support numérique. C’est ce que font tous les écrivains qui utilisent leur traitement de texte pour publier sur papier.

Dans son étude Informatique et littérature (1), Alain Vuillemin fait l’archéologie de ces nouvelles formes. Il retrace les premières expériences américaines de poésie générée par ordinateur qui remontent à la fin des années 1950, au début de l’informatique. Mais le gros des expériences survient dans les années 1980. Une maison new-yorkaise publie les premiers textes de Michael Joyce au début des années 1990. C’était alors diffusé sur disquettes… Puis Internet est arrivé en donnant le coup de fouet que l’on sait.

Il y a eu des tentatives, notamment de Flammarion en 2013 avec L’homme volcan de Mathias Malzieu, le chanteur du groupe Dionysos. C’est un très bel objet, j’allais dire un très beau livre, mais non. C’est plus compliqué. Cela inclut de la musique, du texte, de l’image. C’est un récit interactif. Cela n’a pas été un succès si j’en juge par la critique qui l’a ignoré et n’en a pas fait un objet littéraire. Voilà pourquoi il n’y a jamais eu aucune réussite commerciale dans ce domaine. Le cap sera franchi lorsqu’un écrivain reconnu aura publié une œuvre numérique couronnée par un prix littéraire.

Il y a trois facteurs : l’auteur, l’éditeur et le lecteur. Tous les trois sont réticents. L’auteur l’est parce qu’il n’a pas l’expertise du support et qu’il ne veut pas se projeter dans d’autres formes de récit. C’est assez troublant d’écrire pour l’hypertexte, avec un récit qui n’a pas forcément de fin et pas de déroulement séquentiel. De plus, l’auteur n’a pas l’assurance d’avoir un retour financier sur des supports dont la commercialisation n’est pas encore très bien établie. D’autant plus que tous les prototypes sur Internet sont en accès gratuit.

Du côté de l’éditeur, il y a les mêmes craintes sur le plan économique. Crainte du piratage, du manque de maîtrise des canaux de distribution. Par exemple, L’homme volcan a été diffusé comme une application via Apple. Ce sont aussi de très gros investissements. Il faut faire intervenir des informaticiens, des graphistes, en plus de l’auteur. Le retour sur investissement s’avère très hypothétique.

Le lecteur, enfin, reste très attaché au livre, même chez le digital native. On le constate avec le peu de faveur de l’édition numérique en France. De plus, ces nouvelles formes littéraires qui ont du mal à s’imposer impliquent une nouvelle pratique de la lecture. Face à une œuvre dont il n’est pas sûr d’avoir lu toutes les pages et qui peut même se dérouler de manière aléatoire, le lecteur peut être troublé, voire même pris de panique quand il découvre un texte écrit seulement pour lui et que personne d’autre ne pourra lire à moins qu’il ne l’enregistre. Tout ce qu’on attache à la lecture devient assez fragile. Or, on le constate avec les tablettes et les liseuses actuelles, le lecteur a encore besoin de son cadre habituel. Le papier est toujours dans les têtes.

Peu de chose. Ce que j’ai observé avant l’arrivée du Web n’est pas fondamentalement différent de ce qui existe depuis. Le smartphone n’a pas généré de nouvelles formes. Elles sont seulement plus portatives. Les catégories que je citais existaient déjà il y a vingt-cinq ans et existent toujours. Les images sont plus belles, mais c’est tout.

Non. Peut-être s’agit-il d’une impasse. L’histoire de la littérature en a connu d’autres. Aucune de ces œuvres ne parvient à trouver un large lectorat parce qu’il n’y a pas de public au sens habituel du terme. Cela pose question car c’est une littérature qui existe depuis un quart de siècle, qui a ses auteurs et même ses chefs-d’œuvre comme Le livre des morts de Xavier Malbreil.

On a constaté que chaque fois qu’il y a eu un nouveau support, il a été investi par la littérature au sens le plus large. Il est à peu près certain que ces nouveaux supports vont servir à quelque chose qui aura à voir avec la littérature. Certains éditeurs ont rêvé à un moment donné d’utiliser des générateurs de textes pour fabriquer des romans sentimentaux. L’histoire de la littérature nous apprend que le roman a mis des siècles avant de devenir un genre populaire. Peut-être en est-il de même aujourd’hui. Vingt-cinq ans, c’est trop peu. Les progrès techniques très rapides nous font oublier que le temps de l’appropriation est plus lent. Deux générations seront sans doute nécessaires. Nous ne sommes pas près de voir un générateur de textes dans la collection "Blanche".

(1) Informatique et littérature(1950-1990) d’Alain Vuillemin, Champion-Slatkine, 1990.

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