Le 16 décembre 2013, une file d’attente serpente sous la verrière de la gare Saint-Lazare, à Paris. Grève des trains ? Même pas. Ces gens piétinent dans les courants d’air pour prendre d’assaut les comptoirs d’un fast-food : Burger King rouvre ce jour-là son premier restaurant français, après avoir quitté notre territoire en 1997. "L’événement" est commenté sur les réseaux sociaux, avec enthousiasme, ou force railleries. Sur Twitter, un sociologue improvisé compare les nostalgiques de la chaîne au Whopper aux lecteurs qui s’étaient naguère précipités sur La première gorgée de bière. A cette différence près que "l’un, Burger King, est pour les pauvres, et l’autre fait plus classe, parce que pour les bobos". Bobo. Le gros mot est lâché. L’insulte préférée des progressistes qui comparent la garde des Sceaux à une guenon ou veulent interdire certains livres en bibliothèque est régulièrement associée au best-seller de Philippe Delerm. "Prof dans un collège de province, avec des revenus modestes, je n’avais pas l’impression d’être un bobo", explique l’auteur, qui ajoute cependant : "Mais la question mérite d’être creusée…" Creusons, donc.
De la plus haute antiquité.
D’abord, de quand date la première gorgée de bière ? A défaut de pouvoir répondre avec précision, nous savons au moins qu’elle est antérieure à la période "bobo" : des archéologues ont mis au jour, en Palestine, des jarres vieilles de 10 000 ans, qui auraient contenu du jus de céréales fermentées. Et les premières traces avérées de bière, en Mésopotamie, remontent à 6 000 ans. La brasserie Delerm n’ouvre que beaucoup plus tard : en 1997 - l’année où Burger King déserte le marché français. Philippe Delerm a alors 47 ans. Né en 1950 à Auvers-sur-Oise (là où est enterré Vincent Van Gogh), enseignant, fils d’enseignants, il a épousé une prof. Le couple habite une bourgade de l’Eure, Beaumont-le-Roger. L’un et l’autre ont le goût d’écrire : Martine Delerm, des contes pour enfants, qu’elle illustre elle-même ; et Philippe Delerm, des textes littéraires. Pour mieux s’y consacrer, il a rogné sur ses heures de collège et, par conséquent, sur sa paye : "J’avais choisi le temps contre l’argent", explique-t-il. Il a 24 ans quand il adresse un premier texte à des éditeurs. En vain. Ses tentatives suivantes ne seront pas mieux récompensées : pendant neuf ans, il n’essuie que des refus. En 1983, premier miracle : Jean-Paul Bertrand, qui dirige alors Le Rocher, accepte enfin de publier La cinquième saison. Dix autres livres suivront (dont un Rouen paru dans la belle collection "Des Villes", chez Champ Vallon), la plupart au Rocher.
Aucun ne se vend. "Mes ambitions étaient modestes, je rêvais de ventes à 15 000 exemplaires, qui m’auraient permis d’accéder au poche, c’était là mon désir le plus fou." Il en est loin. Jusqu’à La première gorgée de bière, le "best-seller" de Philippe Delerm restera Le bonheur, tableaux et bavardages, publié en 1986 et écoulé à 3 000 exemplaires. A sa place, Van Gogh serait devenu fou et se serait tranché une oreille. Pas Delerm. Il s’accroche. Jean-Paul Bertrand aussi, qui continue de le publier. Quelques critiques ont repéré l’auteur et le suivent désormais régulièrement : Jérôme Garcin, Jean-Louis Ezine, Michèle Gazier, Jean Chalon…
En 1996, Philippe Delerm envoie une série de courts textes à Jacques Réda, le directeur de La Nouvelle Revue française. Ce sont des vignettes nostalgiques, évoquant des plaisirs "minuscules", souvent associés à l’enfance - comme l’écossage des petits pois. Jacques Réda en publie quelques-uns dans La NRF, avant de quitter la direction de la revue. Il confie le restant à Gérard Bourgadier : "Jette un coup d’œil, ça pourrait peut-être t’intéresser", lui dit-il. Bourgadier est un ancien chef des ventes du CDE, devenu patron de Denoël. Il a réinstallé la maison dans le paysage littéraire, qu’elle avait perdu de vue, mais il ne s’entend guère avec Philippe Sollers, qui dirige "L’infini" chez Gallimard, sa maison mère. La suite a été contée par Olivier Bessard-Banquy (1) : Antoine Gallimard tranche en faveur de Sollers, et annonce un beau matin à Bourgadier qu’il devait se séparer de lui. Celui-ci, tout déconfit, s’en va déjeuner avec Jérôme Lindon et revient encore plus abattu. De retour chez Gallimard, où il est venu récupérer ses affaires, Gérard Bourgadier croise Antoine Gallimard, qui s’étonne de le voir "faire une drôle de tête". Bourgadier lui rappelle qu’il l’a viré le matin même. "Qu’à cela ne tienne, lui répond Antoine Gallimard, en veine d’irénisme, on va te faire une maison rien que pour toi."
Archétype.
Une maison, Bourgadier n’en veut pas. Mais un département, il est d’accord. Ainsi naît, en 1988, L’Arpenteur, où Bourgadier a le bonheur de ne publier que des textes qui lui plaisent - avec une audience confidentielle. Et justement, les textes de Philippe Delerm transmis par Jacques Réda lui plaisent. La première gorgée de bière paraît en janvier 1997 : "Le tirage était de 2 000 exemplaires et je n’avais pas touché d’à-valoir, se souvient Philippe Delerm. Mais j’étais ravi d’être publié dans cette jolie collection, au sein d’une maison prestigieuse." Personne, à ce moment-là, ne parie un sous-bock sur l’ouvrage. Pourtant, la mousse va très vite prendre. Grâce aux libraires.
Quatre mois plus tôt, Philippe Delerm a publié au Rocher, son éditeur habituel, Sundborn ou Les jours de lumière. Cet ouvrage, inspiré par la figure du peintre suédois Carl Larsson, n’a pas eu plus de succès que les précédents, à ceci près qu’il a décroché le prix des Libraires. "Comme Sundborn avait été remarqué par la profession, beaucoup de libraires ont eu la curiosité d’ouvrir ce nouvel opus de Delerm, se souvient Alain Monge, aujourd’hui responsable des littératures chez Sauramps, à Montpellier. La magie a opéré tout de suite. On sait pourtant que la forme courte a du mal à prendre. Mais je me souviens d’échanges passionnés, entre collègues, sur ces textes. Delerm y déployait un art de la formule qui faisait remonter sensations et vieux souvenirs. C’était un livre visuel, olfactif. Les libraires l’ont recommandé à leurs clients, et le bouche-à-oreille s’est enclenché."
L’Arpenteur se livre alors à une opération quasi inédite dans son histoire : une réimpression ! "La première réimpression a eu lieu avant même la parution du premier article", se souvient Philippe Delerm. La presse prend le relais. D’abord, modestement, mais un palier est franchi en avril : "Deux pages dans Télérama. Les sorties ont bondi à huit cents exemplaires par semaine." Le mois suivant, Bernard Pivot invite l’auteur à "Bouillon de culture". Le jour de l’émission, Philippe Delerm fait cours, puis prend la route pour Paris, avec son épouse : "Dans la voiture, j’avais le dos coincé par le stress. Passer chez Pivot : j’attendais ça depuis si longtemps…" L’impact est immédiat : "La semaine suivante, j’étais septième dans les meilleures ventes. Puis c’est redescendu et, bizarrement, c’est remonté. Dans l’été, j’étais devenu numéro un. A Noël, je l’étais toujours !"
La première gorgée de bière va rester deux ans dans les meilleures ventes. Et le best-seller improbable est devenu long-seller. Le 28 février 2014, Gallimard a pris livraison de la… 152e réimpression de l’ouvrage, dont les ventes atteignent 1,2 million d’exemplaires. "Nous continuons d’en sortir aux alentours de 15 000 exemplaires par an", souligne Philippe Le Tendre, le directeur des ventes. "Il suffit de le replacer sur les tables fin juin pour être assurés d’en écouler au moins trente exemplaires dans l’été", témoigne Alain Monge, qui ajoute : "Le plus surprenant, c’est sans doute cette durée. Delerm est resté, avec ce livre, comme l’archétype de l’auteur de textes courts dont l’ouvrage a un pouvoir d’évocation sur des publics très divers." Les publics, justement. Dans Lire de novembre 2005, on pouvait trouver cette analyse signée Jean-Michel Barrault : "Au risque d’être traité d’iconoclaste, hasardons que le succès de ce livre repose sur une sorte d’ambiguïté. Ceux qui ont contribué à son succès sont, d’une certaine façon, des gens qui ne lisent pas, ou peu. Avec ces textes courts, écrits dans une langue harmonieuse et facilement accessible, ils se sont donné l’illusion d’accéder à la littérature avec un grand L." En fait d’être iconoclaste, l’auteur de l’article se montre méprisant - ou jaloux ? Chaque fois qu’un livre atteint le million d’exemplaires vendus, il se trouve toujours d’aimables détracteurs pour le ravaler au rang d’accident non littéraire. "Un gros best-seller attire des gens qui ne lisent pas, c’est la règle, explique Alain Monge. Mais le succès de Delerm est d’abord parti d’un noyau de lecteurs réguliers, et de tous âges."
Prodrome de la boboïtude.
Mais alors, bobo ou pas bobo ? En janvier 1997, le mot "bobo" n’a pas encore été forgé. Il sera inventé trois ans plus tard, par le journaliste new-yorkais David Brooks, dans son livre Bobos in Paradise : the new upper class and how they got there, paru le 3 mai 2000, chez Simon & Schuster. Le terme ne mettra qu’un mois pour traverser l’Atlantique : sa première recension dans l’Hexagone date en effet de juin 2000, dans un article de Courrier international. Mais si le mot n’existait pas, le phénomène, lui, était en pleine structuration - et c’est bien pourquoi l’invention lexicale de David Brooks se répandra si vite. Si être bourgeois bohème, c’est - notamment - s’adonner à une métaphysique des bonheurs simples, manger bio, aimer paresser dans des fauteuils Chesterfield ou risquer le grand écart pour faire rimer modernité et suranné, alors, oui, La première gorgée de bière fut l’un des prodromes de la boboïtude. D’ailleurs, Philippe Delerm, aujourd’hui à la retraite, habite toujours Beaumont-le-Roger, mais possède un pied-à-terre à Paris… près du marché des Enfants-Rouges, le cœur du Paris bobo. Et l’héroïne de son prochain roman, Elle marchait sur un fil, à paraître le 3 avril au Seuil (2), s’installe à Oberkampf, autre quartier bobo en diable de la capitale. "Je le suis peut-être devenu un petit peu", reconnaît l’écrivain.
Bobo ou pas bobo, dans l’imaginaire collectif, Philippe Delerm restera peu ou prou identifié, malgré son imposante production (plus de trente titres, depuis 1997), comme l’auteur d’un seul livre. "Ça ne me dérange pas, assure-t-il. Etre devenu un livre, il y a pire, comme sort. D’autant que c’est une écriture que je revendique totalement. Et puis, La première gorgée… a été une sorte de pierre philosophale, qui a touché tout ce que j’avais écrit avant, ou que j’ai pu écrire après." Ses premiers livres au Rocher ont ainsi pu être réédités en poche - son rêve de toujours : "C’était merveilleux de voir tous ces livres, que je pensais enfouis à jamais, connaître une nouvelle vie." Aujourd’hui publié au Seuil ("Une maison vivante, agréable, dynamique, en plein renouveau littéraire"), où il a signé un contrat de cinq ans (2012-2016), Philippe Delerm n’a jamais renoué avec un aussi grand succès, mais il s’est installé dans le paysage et truste les trois meilleures ventes de L’Arpenteur (avec La sieste assassinée, en 2001, à 260 000 exemplaires, et Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables, en 2005, à 80 000 exemplaires). En revanche, La première gorgée de bière n’est jamais passé en poche. "Et ce n’est pas prévu", précise Philippe Le Tendre. Il faut dire qu’avec 92 pages et un prix de vente de 12,10 euros la nécessité ne s’en fait pas réellement sentir. Si les plaisirs sont minuscules, la marge, elle, est importante…
A lire : La République bobo de Laure Watrin et Thomas Legrand, paru le 5 février, chez Stock.
(1) Olivier Bessard-Banquy, La vie du livre contemporain, étude sur l’édition littéraire, 1975-2005, Presses universitaires de Bordeaux-Du Lérot éditeur, 2009.
(2) Voir notre avant-critique, LH 989, p. 61.