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La bande dessinée épate la galerie

Exposition "Rochette, Le Transperceneige", Galerie Martel, Paris. - Photo olivier dion

La bande dessinée épate la galerie

Depuis quatre ans, les galeries d’art spécialisées en bande dessinée se multiplient à Paris tandis que les prix des originaux s’envolent dans les salles des ventes. Simple mode ou passage obligé pour une entrée du 9e art dans les beaux-arts ?

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Par Anne-Laure Walter,
Créé le 03.10.2014 à 01h34 ,
Mis à jour le 03.10.2014 à 10h45

L’amateur de bande dessinée a désormais une nouvelle activité : courir les vernissages. En effet, depuis 2010, les galeries spécialisées dans les ventes d’originaux de bandes dessinées se multiplient à Paris et les cartons d’invitation s’amoncellent sur les bureaux des amoureux du 9e art. Aujourd’hui, une quinzaine de galeries se partagent le marché, de Daniel Maghen à 9e Art en passant par Arludik, Galerie Oblique, Galerie Martel, Barbier & Mathon, Huberty & Breyne. L’an passé, deux nouveaux marchands ont investi Paris, les Belges de Champaka se dotant d’une adresse parisienne et l’éditeur Glénat se diversifiant. Avec pour chacune une identité, ces galeries couvrent tout le spectre de la bande dessinée, de la franco-belge grand public aux romans graphiques en passant par la science-fiction ou l’illustration.

En parallèle, la cote des artistes explose. Une planche d’Hergé a battu un record en mai, s’envolant à 2,6 millions d’euros. Chaque salle des ventes organise désormais ses enchères à l’instar de Christie’s, Sotheby’s ou Artcurial, la pionnière, qui a vu le marché prendre un virage en 2007 avec la vente du tableau Bleu sang d’Enki Bilal pour 177 000 euros. Outre les locomotives comme Hergé, Enki Bilal, Tardi ou Mœbius, une poignée d’artistes s’imposent comme Nicolas de Crécy qui a vu sa cote multipliée par vingt en dix ans.

L’apparition de l’argent

Des sommets inimaginables il y a encore trente ans, où l’on collectionnait les premières éditions mais où les originaux n’avaient aucune valeur. "Le petit-fils de Calvo m’a raconté qu’il y avait des planches de son grand-père disparu plein la cave et qu’on les lui donnait pour qu’il fasse des coloriages", se souvient Jean-Pierre Mercier, historien du 9e art et conseiller scientifique de la CIBDI, le musée d’Angoulême. En France, Christian Desbois ouvre la première galerie dans les années 1980 et est suivi en 1989 par l’arrivée de Daniel Maghen, un passionné qui a fait un prêt étudiant pour se payer ses premières planches. "Il a fallu dix ans pour que la clientèle se construise", se souvient celui qui aujourd’hui vend 3 000 planches chaque année, avec un spectre assez large comptant des auteurs grand public comme Philippe Delaby, Philippe Geluck ou William Vance. "Depuis quatre ans, il y a une grosse accélération des ouvertures de galeries liée à l’apparition de l’argent, constate Jean-Baptiste Barbier (Barbier & Mathon) qui expose Blutch, Christophe Blain ou Ruppert & Mulot. Ce marché naissant suscite beaucoup d’envies." Milieu à l’économie fragile et pas toujours professionnel, nombreux sont d’ailleurs les passionnés qui se sont engouffrés dans la brèche et ont déchanté, baissant vite le rideau.

Les enfants biberonnés à Spirou ou Pilote sont devenus des adultes avec un pouvoir d’achat. "Nous sommes sur un marché de la nostalgie pour des collectionneurs qui ont grandi avec Tintin, analyse Eric Leroy, expert pour Artcurial. Il y a encore peu de spéculateurs." La bande dessinée a gagné ses lettres de noblesse, débordant de sa case, entrant au Louvre ou au musée d’Art moderne, ainsi que dans les collections prestigieuses d’histoire de l’art comme "L’art et les grandes civilisations" de Citadelles & Mazenod. Editeurs, galeristes et musées participent à la construction de l’image de cet art et donc du marché. Les galeristes comme Barbier & Mathon ou Martel développent des lignes artistiques précises, fonctionnent avec des expositions, un moment idéal pour concentrer les ventes mais aussi pour installer l’univers d’un artiste. Ils réalisent des catalogues et essaient de caler les accrochages sur des parutions.

Un objet intermédiaire

Contrairement à un tableau qui est l’œuvre finie, une planche est un objet intermédiaire, le produit final étant l’album. Les collectionneurs sont avant tout des lecteurs. "Le métier principal de l’auteur est de raconter des histoires, la galerie vient après", précise Eric Verhoest (Champaka). Pour un éditeur, l’exposition représente "un levier supplémentaire très puissant en termes de visibilité, note Jean-Luc Fromental, le directeur de Denoël Graphic. Même si les meilleurs livres ne font pas les plus belles expositions."

Si certains auteurs refusent d’être exposés ou de se séparer de leurs originaux, la plupart accueillent volontiers les avances financières des galeristes. Pour Jean-Pierre Mercier, "le développement de ce marché correspond à un processus naturel de l’artiste qui diversifie ses modes d’expression, mais aussi à une économie de survie de certains auteurs".

Récemment, deux galeries historiques ont changé de nom pour prendre le patronyme de leurs fondateurs (les Petits papiers devenant Huberty & Breyne, et BDartist(e) Barbier & Mathon), signe que ce réseau cherche à se fondre dans les autres galeries d’art en reprenant leur code. "Je ne suis pas une collectionneuse qui s’est mise à vendre des planches, précise Rina Zavagli-Mattotti de la galerie Martel. Quand j’ai créé ce lieu, il y avait un vrai besoin de galeristes pour exposer avec de beaux cadres, de la belle lumière, le travail des artistes internationaux que j’aimais." Eric Verhoest a ouvert Champaka Paris près du Centre Pompidou "pour faire la jonction avec les amateurs d’art". Des artistes comme Loustal, Mœbius, Druillet ou Enki Bilal ont toujours travaillé au carrefour des arts graphiques. Et c’est à la Fiac que l’on retrouvera du 23 au 26 octobre le travail de Crumb côtoyant celui de l’artiste aux pois Yayoi Kusama. Il n’est pas étonnant donc que ce marché, qui se construit sur le même mode que celui de l’art contemporain, souffre de maux comparables, comme le développement d’une économie parallèle avec le trafic de dédicaces ou la guerre des galeristes qui se battent pour négocier des exclusivités avec les artistes. "Le marché est très concurrentiel, puisqu’il y a une vingtaine d’auteurs que nous voulons tous", constate Jean-Baptiste Barbier.

La flambée des prix fait que la CIBDI d’Angoulême connaît les mêmes difficultés pour les acquisitions que tout musée d’art contemporain. Ainsi, pour un artiste de grande notoriété, la CIBDI souhaitait six originaux. L’artiste a refusé de vendre le lot car l’enveloppe disponible, trop modique, faisait chuter sa cote. Mais comprenant l’importance de figurer dans la collection du musée, il a accepté de céder à ce prix deux œuvres et d’offrir les quatre restantes.

Plutôt donner que se brader. L’art populaire a bien fait son entrée dans le marché des beaux-arts.

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