Entretien

Hervé Le Tellier : "Au théâtre, le public est notre prisonnier"

Hervé Le Tellier - Photo Francesca MANTOVANI/JC Latès

Hervé Le Tellier : "Au théâtre, le public est notre prisonnier"

À l’occasion des 30 ans de Folio « Théâtre » paraît Mon dîner avec Winston, pièce d’Hervé Le Tellier. Entretien avec le lauréat du Goncourt 2020.

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Par Sean James Rose
Créé le 11.04.2023 à 18h28

Livres Hebdo : Comment vous est venue l’idée d’une pièce mettant en scène un homme qui a invité Churchill à dîner ?

Hervé Le Tellier : Le comédien Gilles Cohen était venu voir Moi et François Mitterrand, et a souhaité que je lui écrive un seul-en-scène sur Churchill, ses discours, ou plutôt sur l’éloquence et la démocratie. Je n’ai pas souhaité quelque chose de didactique, de trop abstrait ; une compilation de textes, discours ou mémoires, ne me paraissait guère intéressante. J’ai préféré imaginer un personnage qui aurait une attente vis-à-vis de Churchill, au sens moral, et littéral – il l’attend pour dîner. Je suis parti de la figure historique qu’est Churchill, de son ambivalence : un aristocrate qui devient champion de la démocratie et sauve le monde du nazisme ; un parfait Anglais avec tous les défauts de l’insularité. « Le continent est coupé du monde », disait un journal britannique, un jour où le brouillard couvrait la Manche ; enfin quelqu’un qui pouvait être simple – rendant plausible un dîner chez un citoyen ordinaire – avec une conscience de l’importance de l’Empire britannique. Je voulais montrer la complexité du personnage, et mettre en scène un homme qui l’admire, et qui, excédé de l’attendre, lui balance en quelques minutes tout le mal qu’on a le droit de penser de lui. Churchill, outre sa maniaco-dépression, son éthylisme chronique, a ce côté petit garçon abandonné qui fait de lui le parfait alter ego de Charles, lui aussi alcoolique. Enfin, Churchill est un formidable personnage, avec sa truculence, son sens de la réplique, ses bons mots qu’on peut insérer dans le texte comme autant de gousses d’ail dans le gigot.

 

La faille, c’est ce qui relie Charles et Winston Churchill…

Dans nombre de sagesses, chez les soufis, dans la Torah… il est dit que c’est à travers les failles que passe la lumière. Il y a cette chanson de Leonard Cohen : « There is a crack, a crack in everything, that’s how the light gets in » [il y a une fissure, tout se fissure, c’est comme ça qu’il y a de l’ouverture].

 

Le vrai talon d’Achille de votre personnage n’est-il pas cette autre grande absente, Solange, l’amour de sa vie qui l’a quitté pour un autre ?

Solange tient le rôle du mur contre lequel Charles se cogne en permanence, tel un papillon. Il réécoute sans cesse la voix de cette femme sur son répondeur comme un fétiche, au fur et à mesure de son monologue, on réalise qu’il a dû la poursuivre, la harceler… Solange, même absente, fonctionne comme une béquille : il a besoin d’elle pour lui rappeler ce que lui-même a été, pour prouver que l’homme séduisant qu’elle a aimé a existé. Il est touchant et comique, mais on n’a pas envie de se moquer de lui, quiconque a vécu une séparation amoureuse a sans doute fait la même chose : réécouter la voix de l’être aimé, regarder ses photos. Charles est ridicule, oui, mais comme nous.

 

Charles se raconte des histoires, mais il en est conscient : « Quand on est enfant on ne fait pas la différence entre la réalité et la fiction. Ça ne change pas beaucoup quand on devient adulte. »

On ne vit pas dans un monde réel, tout le monde vit dans un monde fictionné. Par rapport à sa vie, on a inventé son « narratif », qui ne coïncide pas forcément avec la réalité, mais parfois ça tombe juste, comme les montres arrêtées donnent l’heure deux fois par jour. Exister, c’est forcément ne pas savoir comment on est dans le monde. Je me sens assez stoïcien : rien n’existe à part soi, on sait que tous les rapports au monde sont fictionnels mais aussi que le monde autre existe. Dans tous les rapports même amoureux, on se crée sa propre narration, il n’y a pas Roméo et Juliette, mais, d’un côté, Roméo et, de l’autre, Juliette, chacun a sa façon de vivre sa relation avec l’autre.

J’aime cette idée que le réel et la fiction se mêlent, c’est ce qui nous sauve. Le seul réel qu’on ait dans la vie, c’est la mort, la finitude est là inscrite en permanence, aussi la fiction est là, pour éviter de nous confronter à cet horizon. Homo sapiens, c’est bien mais pour nous définir, homo fabulator, c’est encore plus vrai.

 

Le théâtre n’est-il pas le genre le plus à même de nous rappeler cette vérité, puisque son protocole est d’accepter l’illusion scénique comme mode de représentation ?

Le théâtre permet d’aborder des angles de situation ou des thématiques, qui sont interdites à l’œuvre romanesque. L’auteur peut faire entrer sur une scène des idées, d’une manière qui serait rébarbative dans un roman. Au théâtre, le public s’est installé pour un spectacle et il est notre prisonnier consentant, on a dix minutes pour installer de l’invraisemblable, une fois cet invraisemblable accepté, c’est parti. C’est un mode spécial, qu’on n’a pas non plus au cinéma –un rapport direct de l’acteur avec le public et une convention qui fait accepter une part de rêve, d’onirisme, de merveilleux. Ce protocole est là, il donne une grande liberté, et un écrivain, un fabricateur d’histoires, aurait tort de s’en priver.

 

Folio Théâtre a 30 ans

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