La librairie France Loisirs rue Noël-Ballay à Chartres en 2008. - Photo Olivier Dion
France Loisirs : la fin d'un modèle
Aujourd'hui en redressement judiciaire, soutenu à bout de bras par son président-actionnaire Adrian Diaconu, qui cherche à le réinventer pour qu'il survive, le club de livres s'était imposé dans les années 1980-1990 au cœur de l'écosystème du livre. Retour sur une belle histoire qui n'en finit pas de finir. _ par Clarisse Normand
Par
Clarisse Normand Créé le
14.09.2018
à 18h19, Mis à jour le 08.03.2022 à 17h00
Le club est mort, vive le club !, pouvait-on déjà s'exclamer à la fin des années soixante, tandis que la première génération de clubs laissait la place à de nouvelles formules », écrivait Alban Cerisier dans l'ouvrage collectif Où va le livre ?, paru en 2000 à La Dispute. Auteur d'une thèse réalisée en 1996 sur les clubs de livres (1), l'actuel secrétaire général et directeur du développement numérique chez Gallimard, laissait déjà percevoir les difficultés de ceux de la deuxième génération. Aujourd'hui, France Loisirs fait figure de dernier survivant et se trouve dans un état critique. Placé en décembre 2017 en redressement judiciaire, il a frôlé la liquidation en février avant de se voir accorder de nouvelles échéances, fixées à fin novembre. Confronté à un lent déclin depuis presque vingt ans, il a pourtant joué un rôle social, culturel et économique majeur durant ses heures de gloire des années 1980-1990, offrant un débouché complémentaire à l'édition et contribuant au soutien à la librairie.
La librairie France Loisirs du centre commercial Saint-Sébastien de Nancy en 2010.- Photo OLIVIER DION
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Rendre les livres accessibles
Inspiré des formules allemandes et américaines, France Loisirs est créé dans l'Hexagone en 1970 par le géant allemand de la communication et de l'édition Bertelsmann, motivé par le 1succès de ses clubs en Allemagne, et par les Presses de la Cité (Editis aujourd'hui). Alors que les clubs de la première génération, apparus dans l'immédiat après-guerre, avaient marqué le monde de l'édition par leurs nouveaux schémas de commercialisation et d'importantes innovations graphiques (reliure, typographie...), ceux de la deuxième génération, à commencer par le leader France Loisirs, ont œuvré pour la démocratisation de la lecture. « La force de France Loisirs a été de rendre les livres accessibles à tous, en jouant sur les prix, sur la présentation et la lisibilité... mais aussi en allant chercher les clients », rappelle Ara Cinar, directeur général chargé du marketing et de la diversification de France Loisirs de 1974 à 2012. Pour Jean-Yves Mollier, « France Loisirs correspondait, dans les années 1970-1980, à une vraie nécessité sociale avec, d'un côté, le développement des cols blancs et, de l'autre, des librairies souvent jugées impressionnantes et peu accueillantes. » -Selon Françoise Benhamou, spécialiste de l'économie de la culture, « le club a été précurseur en permettant au livre d'aller vers le lecteur et d'entrer dans des foyers où il n'y en avait pas ».
En s'abonnant et en s'engageant à commander chaque trimestre au moins un ouvrage - afin de ne pas s'en voir adresser un d'office -, l'adhérent accède à une sélection de titres à des prix inférieurs de 25 % à celui fixé par l'éditeur d'origine. Rachetant les droits des livres qui l'intéressent, pour les publier neuf mois après leur parution en grand format, le club opère comme un vendeur discount mais aussi comme un prescripteur en adressant à ses membres un catalogue trimestriel présentant ses ouveautés.
5 millions d'adhérents
En 1993, au plus haut de ses performances, France Loisirs compte près de 5 millions d'adhérents, dont près de la moitié se trouvent dans les territoires ruraux et plus des deux tiers sont des femmes. « En quelque trente ans d'activité, on peut estimer que France Loisirs a touché plus de vingt millions de Français », évalue Alban Cerisier. Le club a ainsi contribué à transformer certains livres en véritables best-sellers. Au Cherche Midi, Philippe Héraclès se souvient que l'ouvrage de Charles Briant De mère inconnue, publié en 1991 et vendu à 3 000 exemplaires, a atteint 300 000 exemplaires lorsqu'il a rejoint le catalogue France Loisirs. Mais s'il prend un risque éditorial limité, le club doit en revanche consentir d'importants investissements commerciaux pour recruter de nouveaux adhérents et compenser les départs. D'où, en plus de la VPC et du démarchage à domicile, le développement de corners dans les librairies et de boutiques en propre.
Outre son rôle social et culturel, France Loisirs assure une fonction économique pour l'ensemble de la chaîne du livre, pointe le sociologue Vincent Chabault, maître de conférences à l'université Paris-Descartes. Souvent considéré avec une pointe de mépris, le club constitue pour les éditeurs un véritable partenaire. Selon Alban Cerisier, il a assuré jusqu'à 30 % du chiffre global des cessions de droits, avec bien sûr de fortes disparités selon les éditeurs. France Loisirs a aussi été important pour les auteurs, en leur offrant un nouveau lectorat, comme pour les libraires en contribuant significativement pendant plusieurs années, à la suite de démarches du P-DG de l'époque des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, au financement de l'Association pour le développement de la librairie de création (Adelc).
Essoufflement
Toutefois, les premiers signes d'essoufflement du modèle apparaissent à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Avec la révolution numérique et l'essor du commerce en ligne, le contexte a changé. Vincent Chabault évoque l'impact négatif joué par « la montée de la culture des écrans aux dépens de la lecture d'imprimés, l'essor de la vente à distance mais aussi le développement de nouvelles formes de prescription culturelle horizontale... A l'heure de la connexion permanente et de la surabondance de l'information, la culture pénètre aujourd'hui les foyers par les plateformes, et non plus par les clubs de livres reposant sur l'engagement à l'achat. » Le déclin s'explique aussi par la montée en puissance de l'offre de livres de poche et l'accélération des rythmes éditoriaux, ainsi que par le développement des autres circuits d'accès aux livres, dont les bibliothèques municipales, les marketplaces d'ouvrages d'occasion et bien sûr les rayons culturels de la grande distribution. Dans un univers où foisonnent désormais les propositions, la rigidité du modèle commercial des clubs ne fait plus recette. Chez France Loisirs, le nombre d'adhérents recule de 3,8 millions en 2002 à 3 millions en 2011.
Dans ce contexte, Vivendi Universal Publishing, actionnaire du club via les Presses de la Cité, vend en 2001 sa participation à son associé Bertelsmann. En 2005, Albin Michel cède à son tour sa participation dans l'autre grand club français, Le Grand Livre du mois (GLM), à... France Loisirs. A l'époque, Bertelsmann, numéro un des clubs de livres dans le monde, répond à la perte de vitesse de cette activité par une politique volontariste. Dans l'Hexagone, France Loisirs se diversifie. En plus de l'ajout de produits et services (CD, DVD, photos, voyages...), l'entreprise se lance dans la coédition et les publications en avant-première. Le club édite des auteurs qui deviendront des pointures comme Guillaume Musso, Anna Gavalda, Mireille Calmel... En 2004, parmi ses dix meilleures ventes, six titres sont des publications en avant-première, parmi lesquels Le temps de l'amour de Colleen McCullough, qui atteint 500 000 exemplaires.
Erreurs
Moins heureuse, la création en 1999 d'une joint-venture avec Havas pour exploiter la librairie en ligne BOL se solde par un échec. Mais c'est surtout à partir de 2005 que la stratégie de diversification se fait sentir avec le rachat du groupe de 32 librairies Privat, puis la prise de participation dans le site Chapitre.com. « Des investissements très coûteux qui auraient été plus profitables s'ils avaient porté sur le cœur de métier et le recrutement de clients », estime Ara Cinar, qui dénonce des erreurs non seulement stratégiques mais aussi managériales. L'incursion dans le secteur de la librairie autour de l'enseigne Chapitre, mise en liquidation judiciaire en 2014, se révèle un échec. La diversification dans les cosmétiques est tout aussi catastrophique et accélère l'appauvrissement des fichiers d'abonnés.
Se retirant progressivement de tous ses clubs installés dans plus de 20 pays, Bertelsmann cède France Loisirs en 2011 au fonds d'investissement américain Najafi Companies. Ce dernier ne fera qu'accélérer la chute en liquidant à son profit les actifs intéressants, dont le siège social situé boulevard de Grenelle à Paris. « Un appauvrissement non seulement du patrimoine mais aussi du système opérationnel », lâche Adrian Diaconu, qui a repris en 2015 avec beaucoup de volontarisme Actissia, un groupe au bord du gouffre, auquel appartient désormais France Loisirs.
Attaché, comme ancien salarié de Bertelsmann, à France Loisirs (2), le nouveau patron du club se démène depuis pour réinventer un modèle économique viable. Après avoir déjà investi 20 millions d'euros depuis le rachat, il en rajoute 10 aujourd'hui pour sortir France Loisirs de la procédure de redressement judiciaire et poursuivre la transformation du groupe Actissia, qui compte aussi le site Chapitre.com. Et comme il n'a pu se faire accompagner par un partenaire comme il le souhaitait, il a dû mettre lui-même la main à la poche. L'enjeu du sauvetage est de taille. Même après avoir réduit la voilure en avril en fermant 36 de ses 200 boutiques et en supprimant 450 emplois, le groupe Actissia compte encore 1 280 salariés dont 650 chez France Loisirs.
Affichant à ce jour un passif de 102 millions d'euros dont 50 millions déclarés par l'ancien bailleur du siège, France Loisirs fait l'objet d'un plan de continuation reposant sur un abandon de créances à hauteur de 80 %, aujourd'hui « accepté par 70 % des créanciers », se félicite Adrian Diaconu. Dans le secteur du livre, ce passif se situe autour de 9 millions d'euros. Chez Albin Michel par exemple, Francis Esménard annonce que « l'abandon de créances en 2017 se monte à 700 000 euros alors que le chiffre d'affaires réalisé est de 1,3 million d'euros... Même s'il n'a plus la même importance qu'avant, France Loisirs reste un partenaire important que les éditeurs doivent soutenir », estime-t-il. De son côté, Ara Cinar estime carrément que « France Loisirs aurait dû être racheté par les éditeurs ».
Une marque très présente
Alors que nombre d'observateurs ont déjà fait une croix sur le club, Adrian Diaconu, entouré d'une nouvelle équipe directoriale entièrement renouvelée emmenée par Catherine Cussigh, ex-présidente d'Hachette Livre International et ex-DG d'Harlequin, travaille à un profond plan de relance destiné à replacer France Loisirs au cœur de tout un écosystème (voir son interview p. 28). Si la marque porte des connotations désuètes, elle est encore très présente dans la mémoire des Français, et le marketing peut parfois faire des miracles. Dans un contexte marqué par le retour du vintage, Solex, K-Way ou Stan Smith ont bien réussi leur renouveau.
(1) La thèse d'Alban Cerisier s'intitule « Les clubs de livres dans l'édition française, de 1946 à la fin des années 1960 ».
(2) Voir LH 1 091 du 24.6.2016, p. 30-32.
France Loisirs
1 million
C'est le nombre d'adhérents de France Loisirs, qui grimpe à-1,3 million avec les clubs belge, suisse et canadien. L'âge moyen des adhérents est de 48 ans.
135 M€
de chiffre d'affaires en 2017. Pour le groupe Actissia, le CA est de 177 M€ avec un résultat courant, EBITDA, négatif de 14,5 M€ .
650 salariés
chez France Loisirs à fin juin 2018, et 1 280 pour l'ensemble Actissia
150
C'est le nombre de boutiques France Loisirs, à quoi s'ajoutent 30 corners en librairie
102 M€
de passif déclaré dont 50 M€ pour l'ancien siège et 9 M€ pour l'édition.
Adrian Diaconu
Adrian Diaconu « Un réseau géolocalisé »
L'actionnaire et P-DG du groupe Actissia, qui possède France Loisirs mais aussi Chapitre.com, dévoile les axes de son plan de relance.
Comment continuer à croire en France Loisirs alors que les clubs ont quasiment disparu dans le monde ?
Adrian Diaconu- Parce que France Loisirs n'est pas qu'un club de lecture mais un puissant écosystème avec un modèle unique. A la différence des autres clubs qui n'étaient que des organisations commerciales, France Loisirs est aussi un éditeur, propriétaire de ses fichiers clients mais aussi de ses infrastructures informatique, logistique... Aujourd'hui, plus de 80 % des livres vendus sont des productions propres.
Quel est votre projet pour relancer France Loisirs ?
Le club France Loisirs n'a pas -vocation à exister seul. Recentré sur le livre et notamment l'édition et la coéditon, il a sa place au centre d'un écosystème plus large de -produits et services portés par Actissia et reposant sur une économie de l'abonnement. Créer une grande communauté francophone orientée lecture, culture et découverte est notre projet. D'ailleurs, nous misons pour France Loisirs sur un -élargissement de l'offre, avec la -volonté de créer un réseau -géolocalisé permettant à l'adhérent de trouver chez un libraire -partenaire un livre que nous n'avons pas.
Qu'en est-il de votre présence dans les pays francophones ?
France Loisirs a vocation à rester dans les pays francophones. D'ailleurs, nos filiales suisse, belge et québecoise ne sont pas concernées par la procédure de redressement judiciaire.
Walter Gerstgrasser
Walter Gerstgrasser, directeur-gérant de France Loisirs, 1980- Photo FRANCE LOISIRS
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1971 à 1992
Walter Gerstgrasser, qui a présidé France Loisirs de 1971 à son décès brutal en 1992, est le principal artisan de la percée du club qui s'impose dès la fin des années 1970 comme un acteur clé de la chaîne du livre. Sa rencontre en 1988 avec Jérôme Lindon, P-DG de Minuit, le conduit à faire de France Loisirs un des premiers contributeurs à l'Association pour le développement des librairies de création (Adelc).
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1973 à 2009
Directeur de la production de 1973 à sa retraite en 2009, Karsten Diettrich est une des figures clés de France Loisirs. Il a participé à l'identification de nouveaux talents dont Françoise Bourdin ou Tatiana de Rosnay. Il a lancé l'activité d'édition en avant-première ou en exclusivité et a créé un comité d'auteurs qui a accueilli des personnalités comme Jorge Semprun et Françoise Chandernagor, invitées à partager leurs coups de cœur. Karsten Diettrich est décédé en 2016.
Jörg Hagen
Jörg Hagen.- Photo OLIVIER DION
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2006 à 2016
Jörg Hagen préside, durant dix ans, le groupe Directgroup France, devenu Actissia en 2011, lors de sa cession par Bertelsmann au fonds d'investissement américain Najafi. France Loisirs n'est plus alors qu'une entité parmi d'autres dans un ensemble plus vaste. Jörg Hagen accélère la diversification, avec des choix stratégiques et managériaux qui se révèlent malheureux. Il est démis de ses fonctions en 2016 dans la foulée du rachat d'Actissia par Adrian Diaconu.
Adrian Diaconu
Adrian Diaconu.- Photo OLIVIER DION
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Depuis 2015
Ancien salarié de Bertelsmann devenu homme d'affaires, Adrian Diaconu est apparu comme l'homme providentiel en reprenant en 2015 Actissia, alors en pleine déconfiture. Propriétaire du groupe, il en est devenu président en 2016 et œuvre depuis à sa sauvegarde et à sa relance. Après y avoir déjà investi 20 millions d'euros, il en rajoute 10 aujourd'hui pour sortir France Loisirs de la procédure de redressement judiciaire et mettre en place son plan de relance.
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