DRÔLES D'ÉDITEURS 6/6

Eric Vieljeux, 13e Note : l'homme qui a pris la mer

OLIVIER DION

Eric Vieljeux, 13e Note : l'homme qui a pris la mer

Des personnalités qui accrochent, détonnent, surprennent, des profils qu'on n'attendait pas là, des francs-tireurs de l'édition : dernier des six portraits d'éditeurs atypiques, Eric Vieljeux, armateur comme son père et créateur de 13e Note en 2008.

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Par Anne-Laure Walter
Créé le 11.09.2015 à 20h01 ,
Mis à jour le 14.09.2015 à 14h55

Lorsque l'on cherche sur Internet une photo de lui, on trouve l'image en noir et blanc d'un imposant cargo, adapté au trafic avec l'Afrique, qui naviguait dans les années 1970. "Il était de tradition de baptiser les bateaux construits pour la compagnie en utilisant les prénoms des enfants de la famille, raconte le Eric Vieljeux que nous rencontrons, celui qui a fondé fin 2008 les éditions de la 13e Note. C'est tombé sur moi en 1972 à La Ciotat. L'Eric Vieljeux a été revendu à deux reprises et a fini sa vie au Pérou, sur les côtes du Pacifique." L'éditeur vient en effet d'une famille d'armateurs, un métier qui se transmet de père en fils dans la famille depuis la création de la compagnie Vieljeux-Delmas en 1867.

Affréteur de navires

Né dans un port, à Marseille, l'arrière-petit-fils du fondateur de la compagnie n'a pas dérogé à la règle. Vivant dans de nombreux ports du monde, il a affrété des navires pendant plus de vingt ans, avant de quitter le groupe Bolloré et de plaquer le transport maritime dans les années 2000 pour publier de la littérature post-beat generation. "J'adore la mer, les marchandises et tous leurs aléas, mais j'ai toujours eu un grand vide, confesse-t-il. Je n'étais jamais pleinement satisfait de ce que j'avais fait dans une journée, il me manquait une dimension que je découvre à travers des projets éditoriaux."

C'est sa passion pour un écrivain qui a fait basculer ce grand lecteur. "Un jour, j'ai acheté un peu par hasard un roman de Dan Fante, parce que je me disais que cela devait être dur d'être le fils de John Fante. Ce fut un choc. J'ai découvert un genre littéraire que j'avais rarement lu." Il fait des recherches sur l'écrivain, voit qu'il n'est plus publié depuis une dizaine d'années et qu'il est justement au même moment en Europe, pour une tournée avec des musiciens. Il prend un billet d'avion pour Pise, bricole un contrat d'édition et part rencontrer l'auteur d'En crachant du haut des buildings : "Je lui ai dit : "Je suis un fan, je n'ai jamais rien publié de ma vie, mais si vous signez, je ferai aussi bien que les majors."" Dan Fante lui fait confiance, et c'est avec son parrainage que l'aventure commence. Eric Vieljeux ne connaît rien à l'édition, pensait n'éditer qu'"un livre pour la gloire », et se retrouve à monter un vrai projet éditorial pour pouvoir démarcher les gros diffuseurs.

Il s'entoure d'une directrice éditoriale, Sandrine Belehradek, assistée d'Adeline Regnault, qui vont tenir le bureau parisien. "En fait, le projet était mûr même si je ne me l'étais pas avoué. Et le mélange de l'artistique et du business me plaisait forcément." Il signe un contrat de diffusion-distribution avec Flammarion et publie les deux premiers titres au printemps 2009, dont Régime sec de Dan Fante. Pour le nom de la maison, Eric Vieljeux, en amoureux de la musique, opte pour 13e Note, "la note parfaite, celle qui bouscule et qui n'existe pas, celle que recherchent les musiciens quand ils composent pour obtenir l'accord ultime". D'ailleurs beaucoup d'auteurs du catalogue sont aussi musiciens. Tony O'Neill (Sick City), qui rentre tout juste d'une tournée en France, fut le pianiste de Marc Almond et membre de nombreux groupes de rock. Willy Vlautin, qui rejoindra la maison en mars pour son troisième roman (les deux premiers sont parus chez Albin Michel), est aussi chanteur et compositeur du groupe folk-rock Richmond Fontaine.

A partir de ses goûts personnels, l'éditeur construit un catalogue cohérent, enrichi chaque année d'une douzaine de nouveautés, qui se centre principalement sur la littérature américaine, dans le sillage de Jack Kerouac, "post-beat, underground, sex, drugs and rock'n'roll". 13e Note publiera en 2012 un inédit de Charles Bukowski. Dans ce texte, l'auteur retrace sa tournée en Europe en 1978, quand il avait notamment quitté le plateau d'"Apostrophes" en invectivant l'assistance, après avoir vidé quelques bouteilles de vin. "Je ne suis qu'un lecteur, rien de plus, explique l'éditeur. Je n'ai pas la prétention d'avoir un grand savoir littéraire, mais je sais ce que j'aime et ce que je veux faire partager."

Des survivants

Eric Vieljeux garde de son expérience maritime le goût du voyage. Il essaie de rencontrer chacun des auteurs, avec qui il traite généralement en direct. Souvent, 13e Note publie une version française du roman sans même qu'il y ait un éditeur américain, comme pour le premier roman de Tony O'Neill, Notre-Dame du vide. "J'ai besoin humainement de comprendre leur histoire avant de les éditer." Il rentre ainsi des Etats-Unis, où il a vu un écrivain amérindien emprisonné pour avoir tué son père quand il avait 20 ans. Il a découvert une de ses nouvelles dans une revue canadienne, et attend son premier roman. "Nous prenons très au sérieux l'engagement avec un auteur. Tous ceux que nous éditons ont de grosses fractures, sont tombés dans des abîmes et se sont relevés. Ce sont des survivants." Alors tout l'enjeu pour l'éditeur est de parvenir à "tenir économiquement la distance pour laisser le temps au public de découvrir les auteurs". Et si la maison peine à devenir rentable, Eric Vieljeux consolide son activité grâce à une autre société. A Valence, en Espagne, où il vit actuellement, il a lancé une entreprise de trading et gestion de fonds en direction des marchés émergents indien et sud-américain. De quoi financer encore quelques belles découvertes.

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