Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, le rayon tourisme ne prend pas de vacances en hiver. Quasi équivalent en valeur à la période printemps-été, le marché du guide touristique « hiver » - d'octobre à janvier - se distingue surtout, abstraction faite du poids énorme en fin d'année des beaux livres et guides d'inspiration, par la montée en puissance des destinations soleil et le tassement des destinations France. Mais il n'est pas question, pour autant, de parler d'une inversion complète des hiérarchies. Si le « monde » est un peu plus fort à la fin de l'année, les villes et les courts séjours, l'Europe surtout, continuent de dominer les tops. « Certes, les destinations lointaines progressent en hiver, mais nos meilleures ventes sur la période sont globalement identiques au reste de l'année. On continue à vendre plus de France, d'Italie ou d'Espagne que de Thaïlande ou de Sri Lanka », souligne Nathalie Pujo, directrice d'Hachette Tourisme.

Pas de saisonnalité criante

La période automne-hiver apparaît donc relativement classique et les éditeurs ont parfaitement intégré la nécessité d'être présents toute l'année en librairie. Le début de l'automne est ainsi le deuxième grand rendez-vous de l'année pour mettre à jour les titres du catalogue et lancer des nouveautés. « Cela fait une quinzaine d'années que nous distinguons formellement la période hiver et la période estivale », confirme Philippe Gloaguen, fondateur du Routard. Chaque année, en septembre, Le Routard organise une grande réunion de programme pour déterminer quels titres mettre à jour et sur quelles nouveautés parier. L'éditeur met l'accent sur l'Asie, l'Amérique du Sud et les Antilles. « Les ventes démarrent dès le mois d'octobre, il s'agit d'être prêt, même si en pratique on voit de plus en plus de gens partir toute l'année, y compris pour les destinations dites soleil », ajoute Philippe Gloaguen.

A la librairie Durance, à Nantes, la responsable du rayon tourisme Delphine Gentils signale qu'en octobre-novembre 2018 les meilleures ventes, tous éditeurs confondus, ont été Londres, la Thaïlande, Lisbonne, Porto, Rome ou encore les îles grecques. « Il n'y a pas d'engouement exceptionnel pour les destinations soleil, explique-t-elle. Par exemple je vends plus le guide Martinique du Routard en janvier-février que sur les quatre derniers mois de l'année. » Même constat à la librairie spécialisée Voyageurs du monde, à Paris, où la directrice, Lisa Fiquet, observe surtout l'absence de « saisonnalité vraiment criante sur les ventes » en dehors de la période traditionnelle de mars à fin juillet. « Les guides sont achetés aussi bien pour un départ imminent qu'en prévision d'un voyage à long terme. », précise-t-elle. Au Routard, Philippe Gloaguen confirme qu' « il n'y a pas que les destinations soleil en hiver, les compteurs ne sont pas remis à zéro après les grandes vacances et il y a toujours des ventes sur toutes les destinations. »

Cependant, dans un marché extrêmement atomisé, cette photographie du tourisme hivernal reste à nuancer. Certes les destinations France reculent en automne, « il existe encore un vrai tourisme de masse en septembre », explique Philippe Orain, directeur éditorial guides chez Michelin. De la même manière, les ventes de guides villes sont sans doute le meilleur indicateur de la stabilité des voyageurs en termes de comportement d'achat : à 5 exceptions près, les tops 50 « villes » des premier et second semestres sont identiques, même s'il peut s'en vendre davantage en fin d'année. En comparaison, 23 destinations « monde » changent à la même période. Et il ne s'agit pas que de destinations « soleil ». Le Japon, en particulier, devient une destination courue pendant l'hiver tandis que les destinations froides (Islande, Ecosse, Scandinavie, Russie...) confirment année après année leur progression. Les destinations soleil sont pour leur part quasi inchangées : la Thaïlande, Cuba, Bali, le Costa Rica ou encore le Vietnam dominent les ventes tandis que le cap Vert, le Mexique et surtout le Sri Lanka progressent fortement.

Assez proche du printemps-été en valeur, le marché du tourisme hiver pèse donc de tout son poids dans l'économie des éditeurs. « La période est très importante pour nous, rappelle Philippe Orain, chez Michelin. Décembre et janvier en particulier représentent à eux seuls 23 % de nos ventes annuelles. » Chez Gallimard Loisirs, les chiffres d'affaires des premier et second semestres sont quasi identiques. « Le rayon tourisme est stable pendant l'hiver, avec des réassorts réguliers. Ce sont les destinations qui changent », confirme Hélène Firquet, directrice éditoriale guides chez Gallimard Loisirs.

Ventes régulières

La stabilité apparente en valeur du marché ne saurait occulter les différences plus marquées en termes de volumes ou de destinations. Les collections de court séjour réalisent de très beaux scores sur les derniers mois de l'année, en particulier quand elles concernent des destinations soleil. Chez Michelin, la période septembre-décembre représente par exemple 43 % des ventes du « Week&Go » Marrakech et Essaouira. De la même manière, chez Gallimard Loisirs, le succès de la collection « Coups de cœur », inaugurée en 2017, repose pour une large part sur des destinations soleil comme Cuba, l'île Maurice, les Canaries, la Martinique ou la Guadeloupe. De nombreuses villes séduisent aussi sur la fin de l'année : Vienne, Londres ou Rome font plus d'un tiers de leur chiffre sur la même période chez Michelin. Ainsi, les destinations villes restent dans les tops et ont plutôt tendance à augmenter en valeur tandis que les destinations monde progressent elles aussi, mais de manière moins spectaculaire. Toujours chez Michelin, « Le guide vert » Thaïlande a réalisé 27 % de ses ventes sur la période septembre-décembre 2018, ce qui est à peine plus que la moyenne calendaire. La tendance est plus marquée au Routard où le guide Thaïlande, qui paraît chaque année en octobre, réalise plus de la moitié de ses ventes lors des quatre premiers mois de commercialisation, avec un maximum atteint en janvier. Il continue néanmoins à se vendre à des niveaux élevés le reste de l'année.

« Hormis le cœur de l'été, tous les mois se valent. Il y a un petit pic en juillet et un petit creux en novembre, mais c'est très lissé sur l'année, observe Frédérique Sarfati-Romano, directrice déléguée pôle illustré-tourisme chez Lonely Planet. Au final, on voit que les guides monde se vendent régulièrement toute l'année. » Le constat est d'autant plus net pour l'éditeur que les destinations monde sont le point fort de son catalogue. Au cœur de l'hiver, elles lui permettent de gagner trois points par rapport à sa part de marché habituelle. « Les destinations lointaines font partie de l'ADN de la marque, ajoute Wilfrid Delfortry, directeur commercial pôle illustré-tourisme chez Lonely Planet. L'hiver est une période clé au cours de laquelle nous sommes très actifs avec beaucoup de nouveautés et d'opérations commerciales. » En excluant sa collection de court séjour « En quelques jours », Lonely Planet est d'ailleurs l'un des seuls à ne compter que des destinations lointaines dans son top 5 hiver : Japon, Guadeloupe, Philippines, Sri Lanka et Vietnam. Il est aussi celui qui observe le moins de variations entre le premier et le second semestre.

Peaufiner les stratégies

La régularité est aussi de mise chez National Geographic, spécialisé dans les guides culturels de destinations lointaines, qui a changé de diffuseur le 1^er août, quittant le CDE pour rejoindre la Sofédis, autre structure de diffusion pour les éditeurs clients du groupe Madrigall. La marque, qui vient de prolonger pour trois ans son contrat de licence avec Prisma, n'observe aucun pic d'activité en fin d'année. « Au contraire, février-mars reste la période la plus dynamique en vue des vacances du printemps et de l'été », indique Françoise Kerlo, directrice éditoriale. Exception notable, le Petit Futé se distingue par un ralentissement de son activité bien plus marqué en automne-hiver. « Les trois quarts de nos mises en place s'effectuent au premier semestre, rappelle Jean-Paul Labourdette, cofondateur du Petit Futé. L'éditeur n'en publie pas moins plusieurs nouveautés au second semestre : Nigeria, Tyrol et Karnataka (Etat du sud-ouest de l'Inde). Plus radicalement, quelques éditeurs ferment le ban des destinations hexagonales pendant la morte-saison. Ouest-France, par exemple, n'a pas de publications dédiées à la période hivernale, durant laquelle il se consacre aux beaux livres. La mise en sommeil du marché des guides « France », déjà structurellement celui qui souffre le plus toute l'année, et des guides rando-vélo, permet de réfléchir à de nouveaux relais de croissance. « En raison du ralentissement de l'activité sur les destinations France, l'évolution des ventes en fin d'année est un excellent indicateur pour repérer les tendances de fond », confirme Philippe Orain, chez Michelin. La collection « Week&Go » en particulier sert de laboratoire à l'éditeur.

Les éditeurs peaufinent donc leurs stratégies. Lonely Planet continue de faire évoluer la collection « En quelques jours ». L'éditeur poursuit également le déploiement de ses titres France relookés au printemps dernier et désormais intégrés au sein d'une collection « Explorer ». Gallimard Loisirs annonce pour janvier de nouvelles couvertures pour les guides « Cartoville ». La collection reste fidèle à ses fondamentaux avec le pointeur et le fond de carte ; elle proposera pour la première fois une édition millésimée de ses dix meilleures ventes (Paris, Londres, Rome, Barcelone...). De son côté, Hachette Tourisme profite de l'automne pour moderniser les couvertures de sa collection « Un grand week-end ». « Nous clarifions aussi la maquette intérieure, mais ce n'est pas une refonte à strictement parler », précise Nathalie Pujo. L'éditeur poursuit également le déploiement de sa nouvelle collection « Simplissime » dont les premiers titres ont très vite trouvé leur public, se hissant en 2^e position derrière Le Routard. Hachette Tourisme annonce pour la mi-octobre un « Simplissime » consacré aux parcs nationaux américains et un Cuba pour janvier. Quatre autres titres paraîtront en avril. Mais c'est surtout sur le front des beaux livres que l'éditeur entend marquer le coup avec la publication fin octobre de deux beaux livres très grand format sous la marque Le Routard, France et Etats-Unis, qui reprennent les codes du best-seller Voyages, paru en 2017.

Tourisme doux

Enfin, en album pratique, Gallimard Loisirs a créé le label Gallimard Voyage au printemps dernier et l'enrichit de deux nouveautés pour la fin de l'année : En forêt, qui propose « 500 idées pour des escapades nature en France », et 2 jours pour vivre, titre de « micro-aventure » proposant de découvrir « les coins paumés hautement désirables » de France. « On est vraiment dans la tendance du très court séjour sans tenir compte de la période de l'année, décrypte Line Karoubi, directrice générale de Gallimard Loisirs. Le tourisme d'hiver évolue, il y a cette envie de se reconnecter à un cadre naturel sans forcément aller à l'autre bout du monde. Les modes d'hébergement changent, les gens veulent être sans intermédiaire dans des lieux préservés et où l'on respire. » Ce tourisme de proximité semble inspirer une large part des initiatives éditoriales futures, tant en guides qu'en albums pratiques. Chez Michelin, Philippe Orain confie vouloir développer prochainement des titres autour du van. « Cette thématique prend de l'ampleur depuis deux ans, tout comme la gastronomie où nous sommes déjà présents et hyperlégitimes. Le tourisme doux est en train de devenir un vrai sujet de société. Quand on parle de développement durable, il ne faut pas que ce soit juste un mot. »