La concurrence fait rage entre les grandes maisons de poche tandis que le marché connaît une progression limitée. Après une remontée initiée en 2014 et qui s’est traduite en 2015 par une hausse de 2 %, la croissance ralentit en 2016 à +1,5 % selon nos données Livres Hebdo/I+C. Surtout, le début de l’année 2017 est difficile avec un premier trimestre polarisé sur l’actualité de la campagne présidentielle. "Le marché fait grise mine", estime même Marie-Christine Conchon, présidente d’Univers Poche. Sur un marché peu dynamique, les cinq principales maisons d’édition redoublent d’énergie et se battent pour dénicher avant les autres des titres issus de segments en expansion comme le feel-good book. Au Livre de poche, la directrice générale, Véronique Cardi, cite l’exemple des meilleures ventes de la maison en 2016, avec deux nouvelles auteures, Karen Viggers en roman d’évasion et Aurélie Valognes en feel-good. "Nous avons enregistré en 2016 une progression de 3,1 %, la plus importante du top 5 des maisons de poche", assure-t-elle. Le 29 mars, Le Livre de poche a publié le deuxième roman d’Aurélie Valognes avec un nouveau titre, En voiture Simone !, une semaine avant la parution de la nouveauté de la même auteure chez Mazarine (Fayard), Minute, papillon !. Après le succès en 2016 de La bibliothèque des cœurs cabossés (94 000 exemplaires en 2016 selon GFK), J’ai lu se mobilise à nouveau en mai pour la parution en poche du deuxième roman qui fait du bien de la Suédoise Katarina Bivald, Le jour où Anita envoya tout balader, publié chez Denoël en janvier. La filiale poche du Seuil, Points, s’y met aussi et rééditera en 2018, La fille qui lisait dans le métro de Christine Féret-Fleury, un titre paru en mars chez Denoël. "Nous ne publions pas beaucoup d’ouvrages de ce type, mais celui-ci est d’une bonne facture littéraire", assure Alice Monéger, directrice éditoriale de Points.
Mécaniques promotionnelles
Autre segment en vogue : le thriller psychologique ou "domestique", une catégorie de polars, dont la figure de proue reste La fille du train de Paula Hawkins, paru en poche en septembre dernier chez Pocket et vendu à plus de 500 000 exemplaires. Leader du secteur, Pocket sort cette fois l’artillerie lourde pour son dernier Guillaume Musso, La fille de Brooklyn, paru en mars, une période qui se prête aux opérations commerciales d’envergure pour le policier, en s’appuyant sur le festival Quais du polar, qui s’est tenu à Lyon du 31 mars au 2 avril. "Notre obsession est de toucher toujours plus de lecteurs. Pour cela nos livres doivent être présents et visibles sur un maximum de points de vente. En plus de nos campagnes publicitaires sur tous les médias grand public, nous animons ces points de ventes à l’aide de matériels, de PLV, de mécaniques promotionnelles diverses, primes, gratuits, etc.", résume Marie-Christine Conchon. Les frontières entre le polar et le thriller devenant de plus en plus poreuses (1), les maisons de poche valorisent toujours plus ce genre en redynamisant leur fonds, à l’instar de Folio qui a remis en avant en février la série Harry Hole de Jo Nesbø dont toutes les couvertures ont été retouchées.
Dans un contexte de concurrence accrue entre les maisons du secteur, les achats des droits poche se font de plus en plus tôt, généralement avant la parution du grand format. Le phénomène va plus loin puisque depuis quelques années déjà, les éditeurs de poches sillonnent les foires internationales de Francfort et de Londres pour se positionner en amont sur les titres avec de forts enjeux achetés à l’étranger, dès la signature du contrat avec l’agent. Ainsi, Le Livre de poche s’associe régulièrement à un éditeur grand format du groupe Hachette pour l’aider à remporter des enchères. Dernièrement, la maison s’est positionnée avec Mazarine pour acquérir La fille d’avant de J. P. Delaney, "hot book" de Francfort, paru en mars et vendu dans 30 pays. "Dans un marché du livre difficile, nous partageons les risques, les coûts et nous assurons à l’auteur que son titre bénéficiera d’un cycle de vie plus long", explique Véronique Cardi. La directrice générale du Livre de poche se félicite de ce travail en synergie avec Mazarine, un label réactivé par Fayard en 2016, qui compte une vingtaine de nouveautés par an "dans l’air du temps, qui font plaisir", et qui touchent aux comédies familiales comme aux thrillers. "On élargit notre spectre éditorial en effectuant ce type d’acquisitions", précise Véronique Cardi.
Ce jeu attise la concurrence entre groupes mais réduit aussi le champ des possibles, juge de son côté la directrice éditoriale de J’ai lu, Stéphanie Vincendeau : "Aujourd’hui, avec les logiques de groupe, avec les moyens et les anticipations, le jeu est assez rapidement faussé, ça nous oblige à être encore plus compétitifs, réactifs et guerriers." Tout s’accélère. Les affaires se règlent "en live, tous les jours et de plus en plus en amont", affirme Carine Fannius, directrice éditoriale de 10/18 et de Pocket. La multiplication des titres préemptés, soit l’achat des droits d’un manuscrit à l’étranger avant mêmes les enchères, atteste cette accélération. Nathalie Zberro, la directrice de la collection de littérature étrangère de Rivages, a acheté, la veille de la Foire de Londres, le premier roman américain d’Andrew Ridker, The altruists, avec 10/18. Même procédé pour Fayard qui, appuyé par Le Livre de poche, a obtenu les droits pour la France des livres de Barack et Michelle Obama.
Dynamiques de concurrence
Si chaque groupe possède sa marque de poche où vont assez naturellement les titres des maisons qui le constituent, l’évolution du marché conduit les éditeurs du secteur à chasser de plus en plus dans tous les catalogues et les oblige à être particulièrement attentifs à la production des petits et moyens éditeurs. Magali Langlade, responsable éditoriale de Folio pour la littérature française et étrangère, confirme mener "une veille très attentive" sur ces catalogues, alertée parfois par des scouts. Folio a ainsi acquis ces dernières années Le liseur du 6 h 27 de Jean-Paul Didierlaurent paru au Diable vauvert, En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut, succès imprévisible de Finitude et enjeu majeur pour Folio, qui le publie le 4 mai avec un premier tirage à 200 000 exemplaires, ou Le garçon de Marcus Malte, prix Femina 2016, édité par Zulma. J’ai lu, la filiale poche de Flammarion dont Hachette Livre détient 35 %, défend ainsi un catalogue "éclectique". Depuis son arrivée en avril 2015, le directeur général, Jocelyn Rigault, affiche cette volonté de diversification. "Les titres de Flammarion ne représentent que 30 à 40 % de notre production annuelle, ce qui nous rend très généralistes et ouverts. On se nourrit donc de tout le monde, aussi bien de Robert Laffont, Fayard, Michel Lafon ou XO que de maisons plus confidentielles comme Piranha et Mirobole", explique-t-il. J’ai lu revendique sa place de leader poche en non-fiction ainsi qu’en ésotérisme et spiritualité avec sa collection emblématique "Aventure secrète". La maison souhaite mettre sa ligne éditoriale "généraliste" au centre des festivités qui auront lieu en 2018 à l’occasion de leur 60e anniversaire.
Les dynamiques de concurrence se voient aussi exacerbées depuis 2015 par une volonté générale de réduire le nombre de nouveautés annuelles. Chaque titre devient un enjeu. Le marché est très vite "saturé", pointe Anne Assous, la directrice des collections Folio dont la production a reculé de 350 à 310 nouveautés en 2016. Il faut "mieux défendre les titres" en publiant moins, ajoute Alice Monéger chez Points. Et parmi les titres qui sont des paris importants, les maisons de poche peuvent compter sur leur principale source d’approvisionnement : les succès des éditeurs grand format de leur groupe car la production intra-groupe représente toujours en moyenne entre 60 et 70 % des catalogues. Au sein du groupe La Martinière, le "gros enjeu du printemps" pour Points est la parution du premier roman de Catherine Poulain, Le grand marin, édité l’année dernière à L’Olivier et vendu à près de 100 000 exemplaires selon GFK. La marque de poche d’Actes Sud, Babel, attend beaucoup de Millénium 4 : Ce qui ne me tue pas de David Lagercrantz, à paraître en mai. Le Livre de poche vante, lui, une rentrée littéraire forte avec les parutions des deux succès de la précédente rentrée Grasset, le Goncourt des Lycéens 2016, Petit pays de Gaël Faye, et le dernier grand prix de l’Académie française, Le dernier des nôtres d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre.
Défendre l’œuvre et l’auteur
Effet de groupe ou enchères disputées, de l’avis de la plupart des éditeurs, l’objectif reste le même : servir le livre de la meilleure manière qui soit en lui donnant une deuxième vie, dans une maison de poche qui lui correspond. Pour la directrice éditoriale de Points, Alice Monéger, l’acquisition du premier roman de Tony Cavanaugh, L’affaire Isobel Vine, paru en avril chez Sonatine, était de l’ordre de "l’évidence", parce qu’il narrait "une histoire de flics", une thématique qui trouve un écho dans sa ligne éditoriale. "C’est ça qui est amusant dans le poche, c’est d’aider à construire un auteur sur le long terme", poursuit-elle. Mais aussi de nourrir un fonds en installant livre après livre un auteur et en rapatriant l’intégralité de son travail sous une même bannière. Marie Desmeures, directrice de Babel, se réjouit d’avoir récupéré l’ensemble des romans de Paul Auster dont une partie était détenue par Le Livre de poche. L’éditeur va modifier toutes les couvertures de l’auteur pour "fêter" cette reprise. Cette même volonté anime Folio qui s’applique à rassembler l’ensemble des ouvrages de Yasmina Reza. La dernière parution de l’auteure chez Folio, Art, provenait du catalogue de Magnard.
Tous les éditeurs affirment se donner comme barrières à la concurrence qu’ils se livrent entre eux la satisfaction de l’auteur et la meilleure façon de défendre son œuvre, en accord avec l’éditeur grand format. Bien que la série des aventures du commissaire Brunetti, de la star du polar Donna Leon, soit historiquement éditée par Calmann-Lévy (groupe Hachette), sous la houlette de Philippe Robinet depuis 2016, les droits poche sont, eux, détenus par Points (Seuil/La Martinière) dont l’équipe éditoriale a été entièrement modifiée entre 2015 et 2016. Les nouvelles équipes entendent unir leurs forces afin d’amplifier le rayonnement de l’auteure italienne. "La nouvelle équipe de Calmann-Lévy a de fortes ambitions pour Donna Leon et nous l’accompagnons dans ses initiatives. Nous avons organisé la venue de l’auteure à Quais du polar à Lyon, ainsi qu’une soirée à Paris en son honneur", explique Alice Monéger. Souvent les auteurs se retrouvent dans les festivals à dédicacer sur le stand de leur éditeur de poche, seul à garder actif dans le catalogue l’ensemble des titres. Folio soigne ainsi sa politique d’auteurs et multiplie les tournées littéraires, comme ce fut le cas en 2016 pour Jean-Paul Didierlaurent et son Liseur du 6 h 27, mais aussi en renforçant leur présence médiatique. "Aujourd’hui, il y a des titres qui voient leurs ventes se démultiplier en poche par rapport à leur performance en grand format, observe Anne Assous. Les auteurs commencent à prendre conscience qu’ils peuvent toucher un public différent".
(1) Voir notre dernier dossier polar dans LH 1120, du 10.3.2017, p. 53-63.
Le poche en chiffres
Marketing : la surenchère
Des foutas, des mugs ou encore des prix littéraires : le marketing et l’évenementiel sont au cœur de la concurrence entre les maisons d’édition.
Si les maisons de poche ne lésinent pas sur les moyens pour faire briller leurs titres en librairie, notamment par le biais d’affiches et de présentoirs, elles créent aussi des événements singuliers autour de leurs parutions. J’ai lu mène la course dans le domaine et invite en septembre la star allemande de l’épanouissement personnel, Eckhart Tolle, pour une "méga-séance" de méditation au Grand Rex. Le Livre de poche, lui, cherche à toucher un public jeune. En janvier, à la librairie Mollat à Bordeaux, l’éditeur a organisé une battle d’écriture entre deux équipes de lycéens s’affrontant sur les Lettres persanes de Montesquieu. La filiale d’Hachette renouvelle cet été pour la quatrième année consécutive son opération "Le camion qui livre", proposant aux vacanciers la sélection d’un libraire local directement sur la plage. Des ateliers d’écriture organisés en partenariat avec l’association le Labo des histoires viendront d’ailleurs animer chacune des étapes.
Tournées promotionnelles et goodies
Les principaux éditeurs sur le marché du poche se font aussi concurrence en thématisant leurs opérations. Pionnier dans ce domaine, Univers Poche organise depuis quelques années des Murder party : des lecteurs de polars se réunissent pour mener une enquête dans un lieu singulier en présence d’auteurs connus. La dernière "Soirée meurtre" a été organisée le 31 mars dans le cadre de Quais du polar à Lyon au musée gallo-romain de Fourvières où 280 "enquêteurs" ont suivi les pistes laissées par des auteurs comme Bernard Minier ou Sire Cédric. La "Petite bibliothèque Payot" choisit, elle, de faire redécouvrir tout au long de l’année des récits de voyage signés par des auteurs "excentriques", comme Anita Conti. Les opérations Voyageurs, en mai-juin, Histoire, en septembre, et Irrésistibles, en novembre, rythment les parutions. La filiale poche du Seuil, Points, fait aussi voyager ses lecteurs avec son tour du monde, En 80 points.
En mars, l’escale italienne fait honneur à Donna Leon, et en juin, pour l’escale africaine parrainée par Alain Mabanckou, les libraires se verront offrir des mètres de tissus africains wax pour décorer leurs vitrines avec les ouvrages de John Maxwell Coetzee ou de Tahar Ben Jelloun. Des tissus colorés, c’est aussi le pari de Zulma, qui offre aux libraires une étole aux tons et motifs de leur graphiste mythique David Pearson pour toute mise en avant de leur collection de poche "Za". La marque de semi-poche Préludes suit la tendance avec une fouta rose pour les libraires qui commanderont 30 volumes de la collection. Une myriade de goodies accompagnent aussi les gros événements, comme Quai du polar où, pour deux polars achetés, Points offrait aux lecteurs un mug siglé "Tu ne tueras point", et Le Livre de poche une tasse en émail. L’éditeur est allé jusqu’à nouer un partenariat avec la marque Illy pour offrir une cafetière aux gagnants d’un concours lancé sur les réseaux sociaux.
Tournées ou cadeaux, les éditeurs vont plus loin en impliquant les lecteurs dans des jurys. Les prix littéraires organisés par les maisons de poche au sein de leurs catalogues s’imposent définitivement comme des valeurs sûres en termes de marketing, et chaque éditeur y va de son partenariat. J’ai lu s’associe depuis l’année dernière au prix Page des libraires/On l’a lu, qui élit des romans dans les catégories policier en avril et littérature en septembre. Folio, dont le fonds est largement prescrit à l’école, a organisé pour la première fois le prix des Lycéens Folio, où des élèves encadrés par des professeurs et des documentalistes choisissent un lauréat parmi 8 titres présélectionnés et parus récemment chez Folio. Le prix sera remis en mai par le parrain de cette première édition, David Foenkinos. Quant au Livre de poche, il renouvelle son partenariat avec les supermarchés U qui depuis 2016 organisent un prix des Lecteurs. A partir d’une sélection de 8 romans, un jury de clients du réseau U choisira fin avril son lauréat.
Entre poids lourds et challengers
Guillaume Musso, Marc Levy, Gilles Legardinier… Les poids lourds français du poche confortent leurs positions sur ces douze derniers mois mais se font bousculer par de nombreux challengers. Les deux premiers volumes de la saga L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante (Folio) prennent la 3e et la 12e place tandis que Le Livre de poche se place en haut du classement avec du feel-good, comme Mémé dans les orties d’Aurélie Valognes (7e), et un roman d’évasion, La mémoire des embruns de Karine Viggers (9e). Pocket reste néanmoins leader.
Comme l’année dernière, la marque d’Univers Poche compte 21 titres sur les cinquante meilleures ventes avec ses classiques "têtes d’affiche" comme Michel Bussi ou Laurent Gounelle, mais aussi des auteurs à l’origine de phénomènes comme Paula Hawkins avec La fille du train (2e). Derrière, on retrouve 3 titres J’ai lu et un chez Points, grâce à leur auteur phare Arnaldur Indridason, au 17e rang, avec Opération Napoléon. Milady place Jojo Moyes, auteure du best-seller adapté au cinéma Avant toi (35e), et Fayard, comme en 2016, retrouve le lauréat du prix Quai-des-Orfèvres, cette année attribué à Pierre Pouchairet pour Mortels trafics (48e). d