DRÔLES D'ÉDITEURS 4/6

Dominique Bordes : de qui Toussaint Louverture est-il le nom ?

OLIVIER DION

Dominique Bordes : de qui Toussaint Louverture est-il le nom ?

Des personnalités qui accrochent, détonnent, surprennent, des profils qu'on n'attendait pas là, des francs-tireurs de l'édition : quatrième de six portraits d'éditeurs atypiques, Dominique Bordes, fondateur à Toulouse de Monsieur Toussaint Louverture en 2004.

J’achète l’article 1.5 €

Par Sean James Rose,
Créé le 29.05.2015 à 18h03 ,
Mis à jour le 11.09.2015 à 17h11

"J'ai un T-shirt blanc et la coupe presque à zéro." Le texto ne trompe pas. A la gare de Bordeaux-Saint-Jean, le fondateur de Toussaint Louverture - pardon, Monsieur Toussaint Louverture ! - est facilement reconnaissable. Plutôt jean-baskets que veste-chemise, Dominique Bordes apparaît très éloigné de l'image policée de l'édition germanopratine. Ce jeune père de famille - deux filles, 5 ans et demi et 1 an et demi - aux allures de trentenaire sympathique a rencontré un franc succès en février dernier avec les tribulations d'un loser alcoolique, Le dernier stade de la soif de l'Américain Frederick Exley, un roman culte de la fin des années 1960 qui n'avait jamais été traduit en français. Un livre à la jolie couverture grise et à l'élégant rendu typographique. Ça se passe comme ça chez "MTL", comme se plaît à abréger Dominique Bordes, donnant pour le coup au nom volontairement ronflant de sa maison la sonorité punchy d'un groupe de rap. Importance du graphisme et soin particulier apporté au livre en tant qu'objet sont les signes distinctifs du catalogue de Monsieur Toussaint Louverture. L'image n'y est pas en reste : l'édition de luxe des nouvelles de Julien Campredon, Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes, est agrémentée de collages signés Philippe Lemaire ("un univers surréaliste qui s'alliait bien avec celui de l'auteur") ; le petit bijou de la littérature edwardienne Zuleika Dobson de Max Beerbohm reprend des dessins de George Him ; quant au classique de la littérature médiévale espagnole, le Livre du chevalier Zifar, il ressemble à un énorme grimoire de près de 600 pages avec des miniatures en noir et blanc réalisées par une étoile montante de l'illustration proche de David B., Zeina Abirached. "Je fais des livres pour enfants pour adultes",  explique Bordes.

Si la marque créée il y a sept ans n'est plus inconnue des libraires, c'est avec le "Exley", confesse le lauréat 2008 de la bourse de la vocation Marcel-Bleustein-Blanchet, que Monsieur Toussaint Louverture acquiert une vraie visibilité auprès de la presse. Une pluie de papiers critiques et des ventes qui ont suivi : 6 000 exemplaires à ce jour. Même si l'éditeur toulousain installé dans le nouveau quartier de bureaux de Bègles est de nature enthousiaste, il reste prudent. Son maître mot : "Durer." Aujourd'hui distribué par Harmonia Mundi, Dominique Bordes a longtemps été son propre représentant, démarchant les quelque cent librairies qui comptent et sillonnant les quatre coins de France comme du temps où Monsieur Toussaint Louverture n'était encore qu'une revue de fiction contemporaine. La maison d'édition, nonobstant sa progression croissante - le chiffre d'affaires en 2008 était de 20 000 euros, en 2010 de 50 000 euros, et en 2011 estimé à 110 000 euros -, demeure une association loi 1901. "On n'a pas droit à l'erreur", un exercice de funambulisme quotidien sur la corde raide de la trésorerie.

Faire bouillir la marmite

Dominique Bordes travaille à côté à plein temps pour faire bouillir la marmite et ne rien coûter à sa petite structure. Un métier qui a tout de même trait au livre : employé par un prestataire qui fait l'interface entre les éditeurs et la fabrication, il a activement participé au relookage des éditions Zulma. Mettre la main à la pâte et approfondir chaque étape du métier est loin de lui déplaire. Plus jeune, avant même de se lancer, Bordes s'est essayé à tout : libraire, imprimeur, maquettiste. "C'est en travaillant au Virgin que j'ai le plus appris.C'est là, se souvient-il, que je me suis dit que je voulais éditer des livres, devenir un "orientateur" ou "G.O." de la culture."

Comment faire lire un livre ?

Ne sachant pas précisément quoi faire après son bac, le jeune homme, né en 1977 dans un village en Lot-et-Garonne, avait entamé des études théâtrales. De ces années où il apprit la dramaturgie, il a gardé le goût de la mise en scène et un certain sens du panache. Toujours avoir en tête : comment faire lire un livre ? Tout d'abord, une appellation qui marque les esprits. "Au moment où je voulais monter la revue - mon cheval de Troie pour devenir éditeur -, j'ai demandé aux copains une idée de nom, tout en leur indiquant qu'il fallait que ce soit un nom propre à la fois énigmatique et signifiant précédé de "monsieur", ils m'ont traité de fou. Je leur ai donné l'exemple de Monsieur Toussaint Louverture (je venais de lire la biographie du héros de l'indépendance haïtienne), c'est resté."

La conception que se fait Dominique Bordes de la profession est toute personnelle. Et de reconnaître volontiers certaine propension à la mégalomanie : "Les éditeurs sont trop discrets, moi ça m'intéresse de savoir qui est la personne derrière le livre." Cette douce folie des grandeurs est largement rédimée par un humour qui s'immisce dans ce que Gérard Genette appelle le paratexte (page de garde, quatrième de couverture) - des petits clins d'oeil de-ci de-là : "25 euros merci beaucoup." Mais notre éditeur n'a en vérité pas le melon, et si sa tête est grosse, c'est surtout de projets. Après la traduction inédite d'Op Oloop de Juan Filloy, auteur argentin ami de Freud et mort à l'âge de 106 ans, Bordes voudrait traduire le grand auteur moderniste lituanien Vilnius Poker. Sauf que son unique traducteur est décédé au début des années 2000. Encore une gageure, Monsieur Toussaint Louverture ?

Les dernières
actualités