Donc, il n'y a plus besoin d'avoir un semblant de vernis de culture générale pour intégrer Sciences-Po. Savoir lire et recopier une fiche Wikipédia - ce qui est quasiment à la portée du premier chimpanzé venu - suffira. Finie, l'épreuve de culture générale, qui, jusqu'à cet automne, était censée permettre au candidat « d'affirmer sa liberté de jugement : une liberté informée et instruite, consciente de ses raisons, capable d'exprimer non pas une simple opinion, mais un véritable jugement. » La réforme de son examen d'entrée décidée, au début du mois de décembre, par l'établissement de la rue Saint-Guillaume, a déjà fait couler beaucoup d'encre. Jeudi dernier, sur le site du Point , Françoise Mélonio, doyenne du collège de Sciences-Po (qui rassemble les élèves de 1 ère année), normalienne et professeure de littérature à la Sorbonne, a voulu défendre cette réforme qui « n'a rien de dogmatique », assure-t-elle. De fait, la raison invoquée laisse pantois : tout cela ne serait qu'une vulgaire histoire de calendrier. Jusqu'ici, les résultats du concours d'entrée à Sciences-Po étaient annoncés fin juillet. Trop tard, pour certains étudiants qui, recalés, n'avaient plus le temps de s'inscrire ailleurs. Désormais, les résultats tomberont fin mai. « Pour avoir le temps de corriger les copies, il nous fallait limiter le nombre d'épreuves », explique Françoise Mélonio. Et voilà comment l'épreuve de culture générale se serait retrouvée sacrifiée. Il faudrait donc être mauvaise langue pour insinuer que la direction de Sciences-Po cède là à un quelconque effet de mode (sur l'air de « la culture, c'est chiant et élitiste ») ; et il faudrait être encore plus mauvaise langue pour imaginer que Richard Descoings, le patron de Sciences-Po, qui en est à son dernier mandat, prépare sa reconversion comme directeur des programmes de télé-réalité sur TF1. Pourtant, Françoise Mélonio a de ces aveux malheureux : « En tant que membre du jury et professeur en première année, je dois bien admettre que l'intérêt pour la lecture ne cesse de diminuer. À Sciences Po comme partout ailleurs », explique-t-elle. Et d'ajouter : « Les étudiants vivent aujourd'hui dans un monde où la lecture passe après toutes sortes de choses. Mona Ozouf a une très belle phrase pour exprimer cette idée. Elle rappelle souvent qu'elle adore lire car c'est un "émerveillement qui sort de l'ennui". Il faut croire que l'étudiant de 2012 ne s'ennuie plus ! » Qu'une professeure de littérature en Sorbonne traite la lecture de « trompe l'ennui », il fallait y penser ! Pour revenir à cette question de la réforme de l'épreuve de culture générale de Sciences-Po, j'adhère à 100% à l'excellente tribune de Xavier Patier, le directeur de la Documentation Française, publiée dans le Figaro du 17 décembre. Il a tout à fait raison de souligner que ce renoncement, en partie justifié par un souci égalitariste (les fils de bourgeois seraient plus avantagés que les fils de prolos) met paradoxalement à mal le fondement même de l'égalité républicaine. Supprimer l'épreuve écrite de culture générale pour favoriser, au contraire, l'oral de langues vivantes, revient précisément à favoriser les parents qui auront eu les moyens d'envoyer leur progéniture en séjours à l'étranger. A l'inverse, même un fils de prolo peut se cultiver autant qu'un fils de bourgeois : où qu'il se trouve, il y a toujours une bibliothèque pour lui tendre gratuitement les bras - j'en sais quelque chose. « Il n'y aura plus de place, rue Saint-Guillaume, pour cette minorité de bons élèves timides, mal fagotés, taiseux, débarqués de la campagne, amoureux des livres, curieux et discrets (j'en étais) qui cartonnaient à l'écrit et sauvaient les meubles, à l'oral, devant un jury apitoyé », conclut Xavier Patier. Mais, après tout, peut-être la direction de Sciences-Po a-t-elle raison, et Richard Descoings est-il un visionnaire. Une brève du Courrier International de cette semaine, au bas d'un dossier sur la jeunesse chinoise, m'a fait sursauter : on y apprenait que Guo Jingming, « l'écrivain millionnaire » (sic), avait gagné, en 2011, trois millions d'euros de droits d'auteurs, et qu'à 28 ans, ce jeune homme avait déjà empoché, depuis le début de sa carrière, 12 millions d'euros de droits d'auteurs. Un record absolu, même pour la Chine et ses centaines de millions d'habitants. J'ai donc voulu en savoir un peu plus sur ce phénomène¹. Guo Jingming a commencé d'écrire quand il était étudiant « pour se détendre avant les examens ». C'est une nouvelle, primée dans un concours organisé par une revue littéraire, qui lui permet de publier son premier livre, en 2003, City of Fantas y. Le succès est immédiat. Dès 2007, Guo Jingming devient l'auteur chinois le plus lu. Il en est aujourd'hui à son cinquième roman, et le nombre de ses fans ne cesse d'augmenter. Son cœur de cible ? Les jeunes entre 15 et 20 ans, à qui, semble-t-il, Guo Jingming sait parler leur langage et dont il comprendrait comme personne la neurasthénie. Guo Jingming serait ainsi le chef de file d'une « pop fiction » s'adressant aux jeunes chinois « post 80's », c'est-à-dire qui n'ont pas connu d'autre Chine que celle fonçant tête baissée dans l'économie de marché et la course à l'occidentalisation. Le look de Guo Jingming est du reste très étudié : androgyne à souhait, mignon de sa personne, il n'aime rien tant que poser en sous-vêtements Dolce et Gabanna, un sac Vuitton à portée de la main. Ce qui le rend évidemment tout de suite plus sexy que Gao Xingjian, le prix Nobel de littérature 2000, dont les ventes, en Chine, sont loin, très très loin, derrière celles de Guo Jingming. Ses ouvrages n'ont pas de style ? Aucune importance. Guo Jingming pourrait disputer à Joseph Macé-Scaron le titre de « Baron Emprunt » ? Il n'en a cure. Convaincu de plagiat pour trois de ses cinq romans, condamné devant les tribunaux, il a payé sans sourciller les dommages et intérêts, et a continué comme si de rien n'était. Bref, on l'a compris, Guo Jingming est un jeune homme qui a tout compris de son époque. Gageons que nous le verrons bientôt en France. Richard Descoings a déjà dû prévoir de l'inviter pour une conférence à Sciences-Po. Les places seront limitées. ¹Mes sources, notamment : un très long article du New York Times du 4 mai 2008, et le site (francophone) chinese-shortstories.com