ans L’industrie des lettres, sa première enquête au long cours sur l’édition littéraire française contemporaine (1), Olivier Bessard-Banquy dressait le portrait d’une profession qui, après 1968, était passée d’un modèle encore largement artisanal et familial à l’étape industrielle. Cette fois, avec La fabrique du livre, annoncé pour le 13 octobre, le professeur à l’université Bordeaux-3, où il est chargé des enseignements d’édition et d’histoire du livre, embrasse l’ère précédente, beaucoup plus longue puisqu’elle court de la seconde moitié du XIXe siècle aux Trente Glorieuses. L’angle d’attaque est le même : l’économie du livre, plutôt que la vie littéraire (même si celle-ci est aussi très présente) ou qu’une histoire de l’édition stricto sensu. Et le panorama qui se dégage de cet ambitieux travail, parfois touffu, montre à quel point la logique de marché s’est incrustée au cœur du livre bien avant les années 1970. En fait, tout le travail d’Olivier Bessard-Banquy aurait pu se placer sous les auspices de Tocqueville, qu’il cite, et qui prophétisait : "La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature." Et Tocqueville ajoutait : "Les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie et, pour quelques grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d’idées." (2)
Ces propos qui semblent avoir été tenus hier datent de 1840. A cette époque, la France, à l’inverse de l’Amérique examinée par Tocqueville, était encore puissamment aristocratique et son édition elle-même élitiste. Mais, à partir du second Empire et plus encore avec l’avènement de la IIIe République, la profession va s’ouvrir à de nouveaux venus tels Flammarion ou Fayard, qui ne sont pas issus du sérail et qui n’ont pas les mêmes préventions pour faire du commerce. Dès lors, le livre ne va plus cesser de partir à la conquête de publics toujours plus vastes. Ce changement d’échelle ne se fera évidemment pas sans heurt ni tâtonnements. Olivier Bessard-Banquy montre, par exemple, que Gaston Gallimard mettra plusieurs années avant de rentrer, lui aussi, dans l’arène commerciale, s’en justifiant par une formule, "être épicier pour être mécène", qui résume à elle seule le délicat numéro d’équilibriste auquel sont soumis les éditeurs de littérature depuis le début de l’ère moderne.
Succès de verre
La force de Gallimard, dont la présence forcément écrasante court tout au long de l’enquête d’Olivier Bessard-Banquy, et qui se mesure aujourd’hui avec un recul de plus d’un siècle, c’est évidemment d’avoir réussi à marier l’épicerie fine et la grande distribution. Quand Bernard Grasset, tout préoccupé des ventes ébouriffantes de Maria Chapdelaine, laissait filer à la NRF Proust (qu’il avait édité à compte d’auteur) et privilégiait le court terme. De même, Olivier Bessard-Banquy souligne combien la maison Flammarion, entrée de plain-pied et parmi les pionnières dans la littérature industrielle, ne reposait que "sur des succès de verre, à réinventer chaque année". On connaît l’épilogue : c’est Gallimard qui l’a rachetée, au début du XXIe siècle.
L’autre force de Gallimard, c’est d’avoir résisté, à la fois par jansénisme et par inertie, aux effets dévastateurs des modes passagères. En 1966, quand l’époque est aux révolutions de toutes sortes, Jean-Edern Hallier écrit une lettre savoureuse à Georges Lambrichs, alors directeur de la NRF (le livre d’Olivier Bessard-Banquy regorge d’anecdotes de ce genre, puisées dans des archives ou des correspondances inédites, comme par exemple les piquants échanges épistolaires entre Victor Margueritte, l’auteur de La garçonne, et son éditeur Flammarion) : "La NRF m’est avant tout indifférente. Mettons que je sois né trop tard. Ses grands bureaux tristes sont à l’image de son agencement intérieur, magnifique salle d’attente dans une gare où les trains ne passent plus, parce que les réseaux ferroviaires ont changé, en raison des nouveaux impératifs de la libre circu-lation des idées." Lambrichs aurait pu répondre : "Les chiens aboient, la caravane passe." La leçon, en tout cas, est à méditer pour ceux qui rêveraient de se lancer, demain, dans l’édition littéraire.
(1) Presses universitaires de Bordeaux, 2009, réédition Pocket, 2012.
(2) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. 2., chap. 14, "De l’industrie littéraire".