Rapport

Auteurs : manuel de survie au XXIe siècle

Olivier Dion

Auteurs : manuel de survie au XXIe siècle

Un rapport et un colloque, jeudi 19 novembre au Centre national du livre, posent la question de l’identité de l’écrivain à l’âge numérique en relançant les débats sur sa rémunération et sur la promotion de ses œuvres.

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Par Faustine Vincent
Créé le 13.11.2015 à 16h02

"Une espèce humaine est en voie de disparition : l’écrivain." Dans son rapport remis au Centre national du livre sur L’écrivain "social", qui nourrira, jeudi 19 novembre, un colloque au même CNL (voir encadré), le chercheur et journaliste Frédéric Martel a décidé de frapper fort pour alerter le monde du livre, en plein débat entre la Conférence permanente des écrivains (CPE) et le Syndicat national de l’édition (SNE) sur la rémunération des auteurs. S’adressant aux "écrivains français du XXIe siècle", il assure qu’avec la transition numérique "l’édition changera davantage dans les dix ans qui viennent qu’elle n’a changé en un siècle". "L’auteur lui-même est mort, s’il ne change pas", prévient-il.

Changer ? Depuis une quinzaine d’années, l’auteur ne cesse déjà de le faire. L’image de l’écrivain reclus cultivant la discrétion a vécu. Celui du XXIe siècle se doit d’être partout, tout le temps : dans les festivals, salons, rencontres ; aux ateliers scolaires ; dans les médias, sur les réseaux sociaux, voire sur scène.

Multiplier les activités

Face à la précarisation des écrivains, dont seuls 5 % vivraient de leur plume, la multiplication des activités parallèles est devenue un gage de survie. "On devient une petite PME", déplore l’écrivaine et performeuse Chloé Delaume. Benoît Virot, éditeur au Nouvel Attila, met en garde : "Il ne faudrait pas non plus que l’auteur finisse par être son propre agent."

Selon lui, "le nœud du problème, c’est que le livre n’est plus considéré comme sexy ni comme un objet vivant". Et il poursuit : "La plupart des acteurs de la vie littéraire ont pris conscience qu’il fallait trouver une nouvelle manière de faire entendre les textes." Après le temps de l’écriture vient donc maintenant celui de sa mise en scène, dans tous les sens du terme. Aux Correspondances de Manosque, qui comptent parmi les quelque cinq cents événements annuels liés à la vie littéraire, les écrivains se muent en performeurs capables de monter sur scène pour des lectures dansées, vidéo ou musicales. "Ils sont beaucoup plus sollicités qu’avant pour accompagner leur livre après parution", confirme Olivier Chaudenson, fondateur du festival et directeur de la Maison de la poésie.

Enquête en cours

Combien toutes ces activités parallèles leur rapportent-elles ? Face au flou général, le ministère de la Culture a lancé en avril une vaste enquête sur la condition sociale et matérielle des écrivains. L’idée est de fournir, dix ans après l’étude de Bernard Lahire sur La condition littéraire (1), une photographie de la profession aujourd’hui. "Il y a un sursaut global car les auteurs se paupérisent", explique Philippe Camand, chargé de mission pour la vie littéraire à l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (Arald). Les revenus dits "accessoires" deviennent de plus en plus essentiels.

Gisèle Sapiro, chercheuse au CNRS, chargée d’un volet commandité par le Motif sur la reconnaissance professionnelle des écrivains dans le cadre de ces activités annexes, rappelle que "l’Etat a pris des mesures ces dernières années pour réorganiser leur statut (retraite complémentaire, formation continue) tout en reconnaissant un certain nombre d’activités comme relevant du droit d’auteur". Ces mesures ont contribué à professionnaliser le métier, mais restent insuffisantes.

Selon Karina Hocine, directrice générale adjointe de JC Lattès, toute une frange d’écrivains serait déjà en voie d’extinction. "Il n’y a plus de classe moyenne, observe-t-elle. C’est une désolation, car c’était le cœur du métier. On assiste à une best-sellerisation et, parallèlement, à la paupérisation des romanciers qui vendaient 15 000 exemplaires mais pouvaient s’autofinancer."

"Changement monumental"

Seule une meilleure rémunération des auteurs permettra de conjurer cette évolution, selon Frédéric Martel. La réforme introduite par le CNL, qui oblige les festivals qu’il soutient à rémunérer les auteurs qui y interviennent (2), est un premier pas.

Reste à voir si elle entraînera un mouvement plus large alors que la question de la rémunération va devenir encore plus sensible avec l’essor du numérique. "Ce sera un changement monumental. Je ne sais pas dans quelles conditions on va pouvoir continuer à exercer ce métier, s’inquiète Valentine Goby, présidente du Conseil permanent des écrivains. Que se passera-t-il pour les prêts électroniques en bibliothèque ? Comment prévenir le piratage ? Comment un auteur est-il payé sur un fichier numérique ? Actuellement on signe un pourcentage, mais rien ne garantit que le livre électronique ne sera pas vendu 50 centimes à terme." Un scénario catastrophe qu’évoque le rapport Martel, appelant le marché du livre à trouver rapidement de "nouveaux modèles économiques" pour se préparer au "grand basculement" numérique, jugé inexorable.

Comme d’autres éditeurs, Cécile Boyer-Runge, P-DG des éditions Robert Laffont, est sceptique sur un développement à grande échelle du marché numérique, encore marginal en France. Cette évolution n’en reste pas moins à ses yeux "une richesse" qui vient "se juxtaposer" au modèle actuel. A l’aube du grand changement annoncé, "tout le monde tâtonne", résume-t-elle. En espérant sauver ce qui rassemble : le livre dans toute sa diversité.

(1) La Découverte, 2006.

(2) Voir "Salons du livre : subventions sous condition", LH 1058, du 16.10.2015, p. 33.

Brigitte Giraud : "Notre scène, c’est la librairie et les festivals"

Brigitte Giraud- Photo OLIVIER DION

Férue d’expériences transdisciplinaires, Brigitte Giraud appartient à cette génération d’écrivains pour qui les arts ne sont plus étanches. "Je me suis autant nourrie de culture rock que de littérature, alors que dans les années 1970-1980, l’écrivain était plus un intellectuel, souvent universitaire ou penseur, en retrait par rapport à une culture plus populaire", dit-elle. Pour l’écrivaine, qui vit de ses droits d’auteur, accompagner le livre après sa sortie ressemble à "une grande récréation". "C’est un peu comme une tournée pour les musiciens. Notre scène, c’est la librairie et les festivals." Elle y croise son public, les artistes qu’elle aime et entreprend de nouvelles collaborations. Parfois, ces activités parallèles deviennent elles-mêmes une source d’inspiration pour son travail d’écrivain. Ce fut le cas après sa collaboration avec la chorégraphe Bernadette Gaillard. L’expérience, purement dédiée à la scène, a fait germer l’idée d’un livre, Avoir un corps (Stock). Brigitte Giraud met toutefois en garde contre "l’effet pervers de la spectacularisation de la littérature". "On ne se contente plus de la simple parole de l’écrivain. Or il ne faut pas perdre de vue qu’il a besoin d’un temps d’isolement pour écrire. C’est cela que doivent permettre les droits d’auteur."

Chloé Delaume : "La visibilité est une condition de survie"

Photo NICOLAS COMMENT

L’essor du numérique, Chloé Delaume l’a accueilli avec soulagement, en tout cas sur le plan créatif. "Je travaillais sur des formes hybrides qui ne trouvaient pas de supports adéquats. Les nouveaux outils m’ont arrangée." L’écrivaine et performeuse a ainsi créé Alienare (Seuil), une fiction numérique téléchargeable depuis septembre sur smartphone et tablette. En revanche, elle goûte beaucoup moins ses nouvelles obligations liées aux mutations médiatiques contemporaines. "J’ai connu une époque où mettre sa photo en quatrième de couverture était discutable. On me reprochait d’utiliser l’image. Maintenant, on me presse d’être active sur Facebook." Son cauchemar. "Aller chercher le lecteur en me rendant sympathique n’est pas naturel. A chaque fois j’ouvre et je ferme très vite." Elle a beau avoir été pionnière en tenant très tôt un blog, elle ne publie qu’à contrecœur sur les réseaux sociaux les dates de ses rencontres ou de ses performances. "C’est délirant, parce que, à la base, ce n’est pas notre travail ! On devient une petite PME." Hélas, "la visibilité est une condition de survie, donc on y prend part de façon directe, et je ne le vis pas super bien". Depuis quelques années Chloé Delaume ne parvient plus à vivre de sa plume. Pour conserver sa protection sociale, elle a ouvert un cabinet de… cartomancienne.

Henri Lœvenbruck : "J’ai mille fois plus d’échanges avec mes lecteurs"

Henri Lœvenbruck- Photo OLIVIER DION

Henri Lœvenbruck donne volontiers de sa personne pour accompagner la parution de ses livres. "Je me déplace énormément. A chaque livre qui sort, je fais un tour de France pendant quinze jours en m’arrêtant dans des librairies." L’auteur de Nous rêvions juste de liberté (Flammarion) est convaincu que c’est en défendant leur "supplément social", "essentiel", que les librairies conjureront la menace des géants en ligne. En ce qui le concerne, il a la chance de vendre suffisamment bien ses livres pour ne pas être inquiété. "Le développement du numérique n’a qu’un impact minimum pour moi", assure-t-il. Ou presque. "J’ai un système d’alerte sur Google pour les articles me concernant. 95 % des fois où mon nom apparaît, c’est sur des sites de piratage…" Il estime toutefois difficile de mesurer le manque à gagner.

Présent sur Twitter et sur Facebook, Henri Lœvenbruck anime personnellement sa page, suivie par quelque 7 000 fans. Grâce au numérique, il se félicite d’avoir "mille fois plus d’échanges" avec ses lecteurs qu’avant : "Ça me permet d’avoir une image de mon lectorat plus fidèle à la réalité." Avant les réseaux sociaux, il était persuadé d’avoir un lectorat beaucoup plus féminin. Déjà, à l’époque, les femmes se pressaient plus que les hommes dans les salons pour le rencontrer.

Frédéric Martel : "L’auteur est bien seul dans ses combats"

 

Chercheur et journaliste, Frédéric Martel est l’auteur du rapport remis au CNL sur L’écrivain "social" : la condition de l’écrivain à l’âge numérique.

 

" Je ne cherche pas la bagarre, et je ne suis pas convaincu d’avoir toutes les solutions, mais l’idée du rapport est de secouer le cocotier." Frédéric Martel- Photo OLIVIER DION

Frédéric Martel - Il y a un paradoxe : on dit que c’est le pays des écrivains alors que, nonobstant les aides du Centre national du livre, on se soucie peu de leurs problèmes. La chaîne du livre est assez bien protégée, mais l’auteur est bien seul dans ses combats. Il faut en finir avec la paupérisation de la profession, sinon ce sont des générations entières d’écrivains qu’on va tuer. Lors d’un festival, j’ai assisté à ce scandale qui consiste à rémunérer tout le monde, sauf l’auteur, alors qu’il justifie la tenue de cet événement.

Dire qu’il n’y a pas assez d’argent est périlleux. Cette économie n’est plus fondée sur la réalité. Le livre rapporte trop peu. Si personne ne réagit, il risque de faire office de produit d’appel. Cela aura des conséquences aussi pour l’édition. Toute la chaîne du livre doit faire des efforts. Aujourd’hui, on n’en demande qu’aux auteurs. Je ne cherche pas la bagarre, je ne suis pas convaincu d’avoir toutes les solutions, mais l’idée du rapport est de secouer le cocotier.

Quand ils font un livre aujourd’hui, les auteurs pour la plupart ne bénéficient d’aucune critique. C’était déjà le cas de nombreux auteurs de sciences sociales. Le problème, c’est que la critique traditionnelle est en voie de fossilisation, et que la promotion purement algorithmique des ouvrages, comme le fait Amazon, n’est pas pertinente. Je propose donc de recourir à la "smart curation", un mode de prescription culturelle combinant tri algorithmique et humain.

Elle permet de personnaliser la critique et d’offrir de la visibilité aux livres passés inaperçus en conjuguant des critères comme l’espace géographique, la culture, la langue. La smart curation est la priorité du Web dans les quinze ans à venir face à la surabondance inédite de l’offre culturelle. Elle permet d’avoir des suggestions plus pertinentes, et d’éviter qu’Amazon fasse le tri pour vous, alors que ses recommandations sont liées à son taux de rémunération, et non à vos goûts. Le débat public sera lui aussi assaini si l’on ne parle pas que d’Eric Zemmour ou de Natacha Polony.

C’est difficilement mesurable, mais poster un message sur Facebook ou sur Twitter à ses milliers de followers peut avoir un impact positif. Et c’est plus efficace que d’aller à un événement de la Fnac, où l’on est mal reçu et où l’on se retrouve devant une poignée de personnes. On entre dans le siècle numérique. Cela affecte tous les secteurs, et pas seulement l’édition. Moi je suis optimiste : tout cela va se traduire par des innovations et, au final, les auteurs vivront mieux qu’avant. Mais donnons-nous les moyens de suivre cette évolution.


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