Le Cid réinventé. On a tous étudié en classe Le Cid, tragi- comédie signée par Corneille en 1637, inspirée de Las Mocedades del Cid de Guillén de Castro (1618), elle-même issue du corpus légendaire consacré au héros médiéval, qui forme le romancero du Cid. « Rodrigue as-tu du cœur ? », « Nous partîmes 500, mais par un prompt renfort... » etc. Le personnage d'origine est attesté. Il s'appelait Rodrigo Díaz de Vivar, c'était un hidalgo castillan né à Vivar, près de Burgos, en 1043, qui servit d'abord le roi don Sanche puis son frère Alphonse VI qui lui donna en mariage leur cousine Jimena (Chimène). Tombé en disgrâce, Rodrigo sillonna le pays avec ses hommes, mettant son épée au service d'un certain nombre de roitelets, chrétiens et même musulmans. Sa bravoure lui valut le surnom de Cid (de Sidi, « Mon Seigneur » en arabe) Campeador (« Guerrier illustre »), sous lequel il est entré dans la légende. En 1094, il conquit le royaume maure de Valence, sur lequel il régna jusqu'à sa mort, en 1099.

On est bien loin de la bluette de Corneille et de ses amours de jouvenceaux, contrariées par le devoir filial. Ce Rodrigo (Ludriq pour les Arabes) était un homme de guerre, un condottiere, une machine à tuer, une brute, qui a dû se vendre au plus offrant, galvanisant ses compagnons prêts à mourir sans état d'âme pour un peu de nourriture et une poignée de dollars de l'époque. Fidèle à son suzerain, Alphonse, mais de loin.

C'est cet homme dont s'est inspiré, librement revendique-t-il, Arturo Pérez-Reverte dans son dernier roman. Un livre brut, brutal, « de mec » oserait-on dire, où aucune description de batailles, de souffrances, ne nous est épargnée. N'oublions pas que, dans une vie antérieure, l'écrivain a été correspondant de guerre, notamment lors du conflit en ex-Yougoslavie. Son Cid, même s'il aime son épouse et leurs deux filles, demeurées en sûreté au loin, n'est pas un tendre. En revanche, c'est un angoissé, un fataliste, qui s'en remet à Dieu chaque fois qu'il doit combattre. Ainsi qu'à sa fidélité à ses valeurs personnelles. Pérez-Reverte s'est amusé à subvertir l'image d'Épinal du héros chrétien, fer de lance de la Reconquista catholique contre les Maures infidèles, en le faisant servir loyalement le roi de Saragosse Yusuf al-Mutaman qui l'avait en haute estime et aimait à philosopher avec lui, et devenir ami et frères d'armes de son lieutenant Jakub al-Jatib. Lequel se montre étonné, et admiratif, que le chrétien connaisse le Coran et prie avec lui en arabe ! Ce Cid islamisé fera sans doute grincer quelques dents en ces temps de raidissements généralisés. On retrouve dans ce western médiéval, qui se dévore, tout le talent du grand écrivain carthagénois, tout son art du suspense, toute sa maîtrise de la narration, presque cinématographique. Ce Sidi appelle l'écran, en décors naturels, avec un nouveau Russell Crowe dans le rôle-titre et Ridley Scott à la réalisation : « ¡ Santiago, Zaragoza y Castilla ! »