Journal intime. « Dessiner pour ne pas disparaître et dessiner pour ne pas oublier. » Ces mots glissés en préambule des Jardins invisibles disent à la fois la modestie et l'ambition d'Alfred. S'éloignant de la fiction, l'auteur de Maltempo (Delcourt, 2023) livre un album intime, assemblage non chronologique d'une succession de moments qui furent pour lui décisifs, fondateurs, charnières. Rien de très spectaculaire pourtant dans ces allers-retours temporels et géographiques, entre l'enfance, l'adolescence et la vie adulte, entre la France et l'Italie, d'où est originaire sa famille et où il a vécu quelques années après la naissance de sa fille. L'album s'ouvre à Naples, en 2021, alors qu'Alfred vient assister au tournage de l'adaptation de sa BD Come prima (Fauve d'or à Angoulême en 2014). Il est perdu dans le port avec sa fille, désemparé, à la limite de la panique. Cet instant le ramène à son enfance, quand il « ne comprenai[t] plus rien à une situation, et [que] les adultes [le] laissaient sans réponses ». Plus loin, il revient sur cette insécurité : petit, il avait peur d'être oublié par ses parents, des comédiens qui partaient souvent en tournée. Ainsi s'enchaînent ses souvenirs, dans le désordre mais paradoxalement en toute logique. Au fil des anecdotes, le style d'Alfred varie. Son trait est tour à tour économe (certaines pages sont directement issues de ses carnets), ou plus étudié et élégant, mais toujours léger, vecteur idéal pour dépeindre ces choses que l'on croit immuables et qui finissent par se volatiliser - comme ce petit graffiti qu'il avait fait dans un photomaton en Italie, resté intact pendant des années avant de disparaître avec la démolition de la cabine. La poésie et la douceur se logent ici dans le dessin comme dans le propos. Qu'il parle de sa famille (le passé de son grand-père, les parties de pêche avec celui-ci et son père, les premiers pas de sa fille...), qu'il évoque un burn out qui ne dit pas son nom, qu'il s'émerveille sur Venise ou la Ligurie, Alfred, toujours pudique et positif, n'en dit jamais plus que nécessaire, ce qui rend sa parole d'autant plus attachante. L'humour n'est pas absent de ses confessions, comme dans cette scène où il doit changer la couche de sa fille en urgence, dans une église, sous une madone de Bellini. Ces souvenirs sont aussi évidemment une manière d'aborder la paternité, la transmission parent-enfant et les racines familiales, la mémoire, l'évanescence des choses, l'inspiration... Et comme en attestent ses dernières pages, aussi graves que drôles, Les jardins invisibles est aussi un vibrant hommage à deux passions qui l'animent depuis l'enfance, « lire des histoires et en raconter avec des dessins ».
Les jardins invisibles
Delcourt
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 15,95 € (non définitif) ; 160 p.
ISBN: 9782413088806