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Sous l’empire de la fiction

Yan Lianke - Photo DR/Philippe Picquier

Sous l’empire de la fiction

Yan Lianke revient avec un essai sur le roman et un petit bijou de "mythoréalisme", une histoire villageoise mêlant rêve et réalité illustrant parfaitement sa théorie littéraire.

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Par Sean James Rose
Créé le 24.02.2017 à 00h32 ,
Mis à jour le 24.02.2017 à 09h54

En littérature le mariage est pour tous. Il n’y a rien de mieux partagé à travers les siècles et de par monde que ces questions matrimoniales. Souvent contrariées - qu’y aurait-il à raconter sinon ? -, les unions, avant d’être scellées, sont un nœud existentiel pour les personnages de l’histoire et culminent en nœud de l’action.

Yan Lianke, né dans le Henan en 1958, nous transporte dans la Chine rurale avec un court roman incisif, Un chant céleste. Contrairement à Mrs Bennett et ses cinq filles à marier d’Orgueil et préjugés de Jane Austen, You Sipo, la veuve de You Shitou, You "la Pierre", n’a que quatre rejetons à qui trouver chaussure conjugale au pied. Si les tractations en matière d’alliance sont moins subtiles dans la province du Henan contemporain que chez les hobereaux de l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, You Sipo ne s’en retrouve pas moins embarrassée. Elle a quatre idiots sur les bras. En vérité, la vieille paysanne, au début du récit, n’a plus que la charge de la troisième, débile légère qui va sur ses 30 ans, et le petit dernier, le quatrième, irrémissible crétin qui n’arrête pas de tripoter les seins de sa sœur. You Sipo n’est pas si seule. Le narrateur thaumaturge fait apparaître le défunt mari pour donner le change à sa veuve dans la marche du quotidien. Il s’était suicidé lorsque le médecin lui déclara que le mal dont était frappée sa descendance était héréditaire : "Vous avez quatre enfants et ils sont tous les quatre idiots, mais en auriez-vous huit que les huit le seraient, et sur cent, deux fois cinquante."

L’aînée et la deuxième ont réussi à se caser ; l’une à un boiteux, l’autre à un borgne. Mais voilà que la troisième, tranquille jusque-là, réclame à son tour un mari, et de surcroît un "gens-complet". Se mettre avec un invalide ne sert à rien : la deuxième dont les crises de démence sont de plus en plus fortes ne parvient pas à produire un héritier à son borgne d’époux. You Sipo reprend son bâton de pèlerin en quête d’un conjoint pour sa cadette et croise dans un village voisin un veuf "entier", pas trop vieux, mais pouilleux et sans le sou… Ferait-il l’affaire ?

Un chant céleste est une parfaite illustration de ce que l’auteur de Bons baisers de Lénine appelle le "mythoréalisme". Il le définit, dans l’essai dont la sortie est concomitante à celle de la novella A la découverte du roman, comme quelque chose qui "n’évacue pas le réalisme mais le dépasse en recréant, fondamentalement, la réalité". Revenants dialoguant avec les vivants, concoction d’os de macchabées, libido zoophile… Un chant céleste est un petit bijou de fiction un peu folle. L’écrivain chinois, contemporain de Mo Yan et comme lui d’origine paysanne et ayant servi dans l’armée, n’ignore pas la désespérante réalité du monde. Yan Lianke est d’ailleurs un des premiers auteurs à avoir parlé du sida et du scandale de sang contaminé. Mais entre naturel truculent et humour imaginatif, ce "fils impie du réalisme" sait aussi par les mots dépasser le réalisme pour toucher au "réel vital". Sean J. Rose

 

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