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Goliarda Sapienza : Il était une joie

Goliarda Sapienza avec son compagnon Angelo Pellegrino - Photo Archives personnelles

Goliarda Sapienza : Il était une joie

À l'occasion du centenaire de Goliarda Sapienza, retour sur l'incroyable saga de L'art de la joie et présentation des nouvelles parutions autour de son autrice.

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Par par Kerenn Elkaïm
Créé le 10.05.2024 à 10h30

«Il n'est pas de mort définitive. » La preuve, la réincarnation éditoriale de Goliarda Sapienza. L'Italienne, aujourd'hui phénomène mondial, ne l'a pas été de son vivant. À l'heure du centenaire de cette femme extraordinaire, Nathalie Castagné se demande « jusqu'à quel point elle écrit son destin ». Traductrice de son œuvre en français, elle signe une riche biographie de l'autrice. Sapienza naît le 10 mai 1924 au sein d'une famille sicilienne de militants. « Avocats des pauvres », ils donnent à la fillette le nom de son frère aîné assassiné à 16 ans, Goliardo.

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Goliarda Sapienza- Photo ARCHIVES PERSONNELLES

Aussi préfère-t-elle Iuzza. Après avoir approché le théâtre, le cinéma ou la psychanalyse, « sa vocation s'affirme : ce qu'elle veut faire c'est écrire en écrivant ». Sapienza confirme, « le reste ne donne pas de paix ». Lettre ouverte, Le fil de midi ou L'université de Rebibbia (son expérience en prison) coulent de sa plume. S'y ajoute sa dense correspondance publiée par Le Tripode, qui prévoit aussi un coffret pour les fêtes. Mais son chef-d'œuvre demeure L'arte della gioia (L'art de la joie) : vingt ans de gestation, dix ans d'écriture et zéro publication de son vivant !  

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w- Photo SDV

L'art du rejet et du succès

Inclassable, L'art de la joie refroidit les éditeurs italiens par son ampleur, son audace stylistique ou sexuelle et le portrait politique qu'il brosse de son pays. Une immense souffrance pour l'écrivaine qui s'éteint épuisée. C'était sans compter sur la volonté de son dernier compagnon, Angelo Pellegrino, 77 ans aujourd'hui. « Ce qui m'a donné la force de continuer à faire connaître ce texte, c'est sa beauté et sa puissance littéraire, ainsi que ce personnage féminin, qui manquait à la littérature européenne. » L'éditeur Frédéric Martin travaillait aux droits étrangers chez Viviane Hamy quand l'agent Patricia Marcotti et l'éditrice allemande Waltraud Schwarze l'interpellent sur ce texte majeur qui envoûte Nathalie Castagné, sa traductrice.

Pas de doute, il s'agit d'un chef-d'œuvre. D'après Frédéric Martin, « chez Viviane Hamy, on a compris l'urgence de le publier ». 650 pages d'une inconnue décédée, même Angelo est incrédule. Comment était-il possible que le roman, refusé jusqu'alors en Italie, soit publié en France ? Frédéric Martin affirme : « C'est avec ce livre que je suis devenu éditeur. Je voulais être un sauveur et un pirate, et j'ai décidé qu'il serait lu. » Dès les premiers articles, c'est gagné : 8 000 exemplaires en un mois et 500 000 livres vendus en France grâce aux libraires qui en font le must de la rentrée 2005. « Les miracles sont toujours possibles, il faut se donner les moyens de les réaliser », affirme aujourd'hui Frédéric Martin. L'éditeur italien Enaudi suit enfin en VO. « Après un tel mépris, quelle revanche de voir figurer Sapienza dans les enchères du monde entier. »

Ecriture cardiaque protéiforme

Viviane Hamy pense publier un livre annuel, mais le projet s'étiole. Frédéric Martin quitte la maison en 2007 pour fonder le Tripode. Quatre ans plus tard, Pellegrino récupère les droits mondiaux. « Je lui dois une reconnaissance éternelle. Il m'a fait le cadeau de me confier l'ensemble des œuvres de Sapienza. Quelle élégance ! » L'art de la joie est acheté par 35 pays. Angelo ne cache pas sa fierté. « Goliarda n'était pas l'autrice d'unius libri, mais d'une œuvre complète organique (nouvelles, poésie, théâtre, journal, romans) parmi les plus grandes du XXe siècle. » Enseignée dans les universités, elle fait l'objet de poches, d'un documentaire, d'adaptations au théâtre, à la télé et au ciné (avec Valeria Golino).

La nouvelle génération ne peut qu'aimer « sa méfiance face aux politiques, la fluidité des genres sexués et sa liberté ». Martin y voit un mélange de Tolstoï et d'Harlequin. Il reste frappé par « son écriture cardiaque protéiforme, habitée par le flux de sa pensée. Goliarda et son héroïne Modesta se confondent en une figure totémique. Tout le monde peut se reconnaître dans sa soif de liberté. » Elle grandit au fil des pages pour échapper à la religion, au patriarcat, au fascisme ou à la guerre. « Sapienza n'était pas féministe. Mais son livre, c'est l'histoire d'une femme qui se construit grâce au savoir. Elle développe l'art d'acquérir une vraie liberté. Les hommes auraient tant à apprendre d'elle qui a fait mon éducation sentimentale, sexuelle et amoureuse. » Angelo Pellegrino nous livre aujourd'hui sa « Goliarda », au Tripode. 

« Célébrer ce centenaire a pour moi quelque chose d'exceptionnel car je suis toujours en vie. Ce livre ne lui rend pas hommage, mais la rappelle à la vie et raconte notre façon particulière d'être ensemble. Il y avait un temps pour écrire, dormir et aimer, malgré les difficultés. » Goliarda a connu de sombres périodes de dépression ; or pour Frédéric Martin, « elle incarne un phénix, cultivant l'art de la joie et de l'amour ». Sa biographe et traductrice, Nathalie Castagné, reste émerveillée par « le jaillissement d'une œuvre joyeuse, chargée de force vitale. Goliarda Sapienza, définitivement sortie du tombeau, a trouvé sa place au panthéon des auteurs italiens, sinon européens du XXe siècle. »

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