22 AOÛT - ROMAN Russie

Les grands auteurs russes font rarement court. De Tolstoï à Soljenitsyne, au-dessous de 400 pages, vous êtes dans la nouvelle. Irina Golovkina (1904-1989) est de cette trempe. Il lui faut de l'espace, en l'occurrence la ville de Saint-Pétersbourg, pour installer son intrigue, ses personnages et surtout un élément clé du dispositif : l'histoire.

Irina Golovkina- Photo DR/ÉDITIONS DES SYRTES

Tout le roman s'articule en effet autour de la manière dont celle-ci est vécue lorsqu'on se trouve du mauvais côté, celui des Vaincus. Ceux qui ont perdu, ce sont les aristocrates, laminés par la révolution d'Octobre. Dans ces grandes familles, on parlait français et anglais, on avait de bonnes manières, on possédait le sens du sacrifice, et la patrie relevait forcément de la mystique.

La petite-fille de Rimski-Korsakov a composé sa fresque comme un opéra, comme Le coq d'or de son grand-père. Les chapitres, plutôt courts, de l'ordre d'une vingtaine de pages, servent le motif du drame. Ce sont des scènes qui font monter l'intensité, à la manière d'un feuilleton, le tout dans trois grandes parties, trois actes d'une vaste pièce lyrique et politique.

Au coeur de cette saga pétersbourgeoise, le prince Oleg Dachkov, ancien officier de la garde impériale. On le rencontre dans un hôpital en 1914, on le quitte sur l'échafaud en 1937, en pleine terreur stalinienne. Entre-temps, il s'est caché des bolcheviks, a épousé la belle Assia qui joue si bien du piano. Avec elle il aura deux enfants, la petite Sonetchka et le jeune Slavtchik, qui reprendra peut-être un jour le combat anti-bolchevique. Tout cela nous est en partie raconté par Ioulia, une jeune femme également amoureuse du beau prince.

Les vaincus fut diffusé en samizdat dans les années 1960. En 1973, Irina Golovkina sauva un exemplaire et le fit placer à la Bibliothèque nationale pour une publication posthume. La revue Le Contemporain le publia en feuilleton en 1992. Un éditeur en proposa une version abrégée l'année suivante, et, petit à petit, l'ouvrage s'imposa comme un classique dans la Russie postcommuniste.

Alors oui, il y a des longueurs, comme dans la liturgie orthodoxe. Mais les personnages sont bien là ! Avec leur nation chevillée au corps, avec de curieux rôles secondaires, comme ce philosophe juif qui renie le judaïsme, ces agents de la Guépéou prêts à tout, ces dénonciateurs misérables et ces princes et princesses déchus qui prennent le tramway, se sentent épiés et ne comprennent rien au nouveau monde qui les exclut, les traque et les déporte ; comme s'il n'y avait jamais eu de signes avant-coureurs, comme si la Russie sacrée et éternelle suffisait à leur bonheur perdu.

En traduisant ce livre très autobiographique, les éditions des Syrtes permettent de comprendre l'autre versant de la révolution bolchevique et, par ces destins entrelacés, pourquoi cette "âme russe" continue de s'incarner dans les poèmes d'Alexandre Blok ou d'Anna Akhmatova.

15.04 2015

Auteurs cités

Les dernières
actualités