Entretien

Frédéric Rouvillois : "Le best-seller n'est pas qu'une marchandise !"

Frédéric Rouvillois : "Le best-seller n'est pas qu'une marchandise !"

Historien des mentalités, Frédéric Rouvillois s'est fait connaître avec une Histoire de la politesse et une Histoire du snobisme chez Flammarion, qui ont remporté un franc succès. A 47 ans, ce professeur de droit public à Paris-5 publie chez le même éditeur Une histoire des best-sellers.

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Par Laurent Lemire
Créé le 26.10.2015 à 17h10

Livres Hebdo - L'année dernière, vous avez publié Le collectionneur d'impostures. Cette Histoire des best-sellers s'inscrit-elle dans cette continuité ?

Photo OLIVIER DION

Frédéric Rouvillois - En réalité, c'est l'inverse qui s'est produit. C'est en travaillant à l'histoire des best-sellers que je suis tombé sur les impostures comme le texte de Marc Aurèle composé par Antonio de Guevara, les poèmes d'Ossian écrits par Macpherson ou la fausse seconde partie de Don Quichotte, éditée au XVIIe siècle, qui précipite Cervantès à publier la sienne.

Vous montrez que les best-sellers apparaissent avec l'imprimerie et se développent avec son industrialisation à partir du XIXe siècle. Existe-t-il des best-sellers d'avant Gutenberg ?

Oui, au Moyen Age, il y eut la Vie de saint Martin de Sulpice Sévère. Déjà, les libraires de l'époque faisaient circuler des copies du manuscrit. Ce succès contribua d'ailleurs à la gloire de saint Martin.

Quelle a été votre démarche pour circonscrire les best-sellers ?

A l'origine, j'étais parti sur une idée un peu négative du best-seller. Puis, je me suis aperçu que l'objet était complexe et qu'il y avait autant de livres médiocres qui se vendaient que de chefs-d'oeuvre absolus. Pour circonscrire le phénomène et son histoire, je me suis attaché à saisir trois éléments : le livre, l'auteur et le lecteur.

Qui fait le succès d'un best-seller ? l'auteur, l'éditeur ou le libraire ?

Les trois évidemment. Quand les trois vont dans le même sens, le succès est souvent au bout. J'ajouterai tout de même un élément fondamental sans lequel il n'y a pas de best-seller possible : les lecteurs.

Le scandale ou la censure font-elle vendre ?

S'il n'y a pas de règles dans le domaine du best-seller, il y en a au moins une concernant la censure : elle a toujours été impuissante. La censure peut même être un passeport pour la gloire comme ce fut le cas en 1989 avec Les versets sataniques de Salman Rushdie après la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeyni.

Y a-t-il des erreurs à éviter ?

Il y a des conditions qui a priori empêchent le best-seller. Encore que. Des éditeurs avaient expliqué à un professeur de sémiologie que son roman était trop gros et compliqué pour toucher un large public. Or, Le nom de la rose d'Umberto Eco est devenu un succès mondial...

Le mystère sur l'auteur est-il un atout ?

Quelquefois. Cela a fonctionné aux XVIIIe et XIXe siècles avec les publications à l'origine anonymes des Voyages de Gulliver de Swift et des Méditations poétiques de Lamartine.

Vous parlez des best-sellers qu'on ne lit pas...

Je cite un journaliste américain qui, après les records de vente d'Une brève histoire du temps de Stephen Hawking, considérait que l'auteur avait oublié de citer une loi fondamentale de la physique selon laquelle il s'écoule un temps infini entre le moment où l'on commence son livre et celui où on l'achève...

Parmi les prescripteurs, vous citez Oprah Winfrey aux Etats-Unis et Bernard Pivot en France.

Oprah Winfrey s'est fait l'écho de la littérature de gare, mais elle a aussi permis aux lecteurs américains de découvrir Toni Morrison, Jonathan Franzen ou Anna Karénine de Tolstoï. Bernard Pivot, lui, a fait de même avec de grands auteurs comme Soljenitsyne, Nabokov ou Lévi-Strauss, qui ont vendu plus de livres après leur passage à "Apostrophes" que depuis qu'ils écrivaient.

Depuis la fin d'"Apostrophes", qui fait vendre des livres ?

La prescription télévisuelle a vécu son âge d'or. Aujourd'hui, l'effet "tam-tam" d'Internet et le bouche-à-oreille changent la donne. La télévision qui supprime ses émissions littéraires n'a plus le même impact, et les critiques littéraires sont dépassés en influence par les blogueurs. C'est l'effet boule de neige. L'exemple type du best-seller porté par Internet, c'est Indignez-vous ! de Stéphane Hessel. Les médias traditionnels se sont intéressés au phénomène après coup sans y avoir contribué.

Et celui qui a lancé les James Bond ?

C'est John Fitzgerald Kennedy. Alors que la série peinait à décoller, le président des Etats-Unis déclara en 1961, lors d'un entretien dans Life, que parmi ses dix livres favoris figuraient Bons baisers de Russie, juste avant Le rouge et le noir de Stendhal.

Comme l'Histoire de la politesse n'était pas un guide de bonne conduite, cette Histoire des best-sellers ne donne pas des recettes pour vendre un roman...

Non, mais il montre les ingrédients qui entrent en jeu sans qu'on sache comment fonctionne l'alchimie. S'il y avait une formule du best-seller, tous les éditeurs l'appliqueraient. Gaston Gallimard avouait qu'on ne sait jamais rien du sort d'un livre.

Existe-t-il des "worst-sellers" ?

Bien sûr, mais par la suite certains sont devenus des succès. Stendhal a vendu 40 exemplaires de De l'amour en deux ans ! Gide affirmait n'avoir vendu que sept exemplaires de L'immoraliste la première année. Quant à Péguy, sa Jeanne d'Arc n'a eu qu'un acheteur à sa parution... On peut donc dire que le succès est aussi enfant de bohème. Maurice Nadeau rappelait qu'il n'écoulait que quelques dizaines d'exemplaires par an d'Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.

Se relève-t-on facilement d'un best-seller ?

Pas toujours, surtout quand il est planétaire. Nabokov se demandait ce qu'il allait pouvoir écrire après Lolita. Il y a enfin des effets collatéraux tragiques comme ce fut le cas pour Docteur Jivago de Pasternak. Cela lui a valu le Nobel de littérature, mais aussi la vindicte du pouvoir soviétique. Il en est mort. Il y a aussi des auteurs qui finissent par n'être identifiés qu'à un livre alors qu'ils en ont écrit bien d'autres, quelquefois aussi bons.

Le plus grand best-seller reste la Bible avec ses quatre à six milliards d'exemplaires ?

Oui, suivie du Petit livre rouge de Mao qui a dépassé le milliard d'exemplaires. Dans le domaine littéraire, le plus grand best-seller reste Le conte des deux cités de Dickens, pratiquement inconnu en France, avec 200 millions d'exemplaires, suivi du Seigneur des anneaux de Tolkien, des Harry Potter et de Dix petits nègres d'Agatha Christie avec 100 millions d'exemplaires.

Vous évoquez aussi le cas de Shakespeare.

Il reste inconnu en France jusqu'au XVIIIe siècle. Finalement, il aura fallu attendre trois siècles pour qu'il devienne l'auteur le plus lu de tous les temps qui a vendu quatre milliards d'exemplaires.

Le best-seller, n'est-ce pas finalement qu'un concept américain pour faire vendre ?

Le best-seller fait partie intégrante de la culture américaine. En France, c'est un peu différent. Bien sûr, les éditeurs recherchent des livres qui se vendent, mais le plus souvent ils publient des oeuvres qu'ils ont envie de faire lire. Ce fut le cas de Bernard Grasset qui a eu le coup de foudre pour Maria Chapdelaine. C'est pourquoi le best-seller n'est pas qu'une marchandise. Il traduit aussi quelque chose de nos sociétés.

Est-il une manifestation d'une mondialisation de la littérature ?

Oui, mais cette loi du plus fort a toujours existé. Au XVIe siècle, l'Espagne dominait politiquement et littérairement. Au XVIIe siècle, ce fut la France, au XVIIIe l'Angleterre, au XXe les Etats-Unis.

Peut-on faire un best-seller d'une histoire des best-sellers ?

On verra...

Une histoire des best-sellers de Frédéric Rouvillois, Flammarion, 320 p., 19 euros. ISBN : 978-2-08-122726-2. Paru le 31 août.

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