2 janvier > Essai Pologne

Voici une grande enquête sur un sujet majeur. Il n’est pas étonnant que ce soit une Polonaise qui l’ait entreprise. Anthropologue, spécialiste des religions, Joanna Tokarska-Bakir a voulu comprendre le préjugé antisémite en Europe. Du XVIIe au XXIe siècle, elle a pisté les fantasmes développés au cours du temps à travers de prétendus rituels juifs qui auraient utilisé le sang d’enfants chrétiens assassinés pour faire le pain azyme.

Cette accusation calomnieuse se propage dès le XIIe siècle et des papes s’en font l’écho du XIIIe au XVe siècle. On pourrait croire que les nazis n’avaient pas besoin de ces rumeurs pour persécuter puis exterminer les juifs. Erreur. En 1943, Himmler écrit à Kaltenbrunner, le chef de la police berlinoise : "Je considère que, en faisant grand cas des meurtres rituels, nous pouvons rendre l’antisémitisme particulièrement virulent avec l’aide de la propagande antisémite en anglais, voire peut-être en russe."

Pour Joanna Tokarska-Bakir, la légende du sang fut le détonateur des violences antisémites et des pogroms de l’après-guerre en Pologne, de 1945 à 1946, et non le prétexte à ces violences. Elle a sondé un corpus d’une centaine de textes historiques et mené avec son équipe 400 entretiens dans diverses régions polonaises, dont les extraits sont confondants.

Le "tonneau hérissé de clous" pour y mettre des enfants reste encore une image présente dans ces récits toujours colportés, même si l’on n’y croit plus. Il suffit de constater le succès de ces bobards sur Internet ou dans les pays arabes.

En classant ces légendes de sang, l’auteur finit par les penser. Elle rend intelligible une histoire inintelligible. Mais l’histoire ne suffit pas. Il faut aussi un peu d’immersion dans les mentalités, dans les croyances, dans ce mensonge symbolique qui entretient un antisémitisme froid, "structural", qui fonctionne toujours par des signaux équivoques.

Comme Vladimir Propp l’avait fait pour les contes, Joanna Tokarska-Bakir a recherché les caractères constants de ces fonctions narratives. A l’appui de sa démarche, elle montre des illustrations, des tableaux, des documents. Cette première traduction en français des travaux de cette universitaire polonaise nous offre une histoire spectrale qui tente de faire remonter les fantômes à la surface. En 2012, 10 % des Polonais continuaient de croire que les juifs enlevaient des enfants chrétiens… Laurent Lemire

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