DRÔLES D'ÉDITEURS 1/6

Patrice Rötig : hors sérail mais Bleu autour

OLIVIER DION

Patrice Rötig : hors sérail mais Bleu autour

Des personnalités qui accrochent, détonnent, surprennent, des profils qu'on n'attendait pas là, des francs-tireurs de l'édition : premier de six portraits d'éditeurs atypiques, Patrice Rötig, fondateur en 1997 de Bleu autour.

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Par Catherine Andreucci
Créé le 11.09.2015 à 14h33

Il y a d'abord ce nom qui intrigue. Bleu autour... "Quand on me demande pourquoi, je réponds parce que, sourit Patrice Rötig, fondateur de la maison d'édition. Il n'y a pas d'histoire à raconter sur ce nom. C'est très ouvert, avec l'idée d'horizon et de géographie intérieure. Je trouve ça beau, asymétrique. Et puis, faire des livres avec des couvertures rouges en s'appelant Bleu autour, ça m'amuse." Il rit comme s'il s'étonnait encore d'être ce qu'il est aujourd'hui. Un éditeur qui, depuis quatorze ans, publie des récits parlant d'exil et d'ailleurs, des livres de belle facture, soutenus par bon nombre de libraires. Un éditeur installé dans la petite ville de Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier, "un département lambda, méconnu, ni urbain ni industriel".

Aucune trace des codes feutrés et mondains de Saint-Germain-des-Prés chez ce fonceur à l'imperturbable bagou. Au fil des livres et des rencontres, Patrice Rötig a bâti un beau catalogue dont il vient de confier à Harmonia Mundi la diffusion-distribution qu'il assurait lui-même depuis les débuts. "Chez tous les écrivains, les vrais, il y a quelque chose qui boite. Chez un bon éditeur aussi. Pour qu'un projet aussi prenant que Bleu autour tienne, il faut qu'il y ait du carburant, des choses qui n'ont pas été trouvées."

La sienne, de quête, s'enracine loin. Dans son enfance - une éducation très dure qui l'a conduit à rompre avec sa famille -, dans ses premiers souvenirs, qui le ramènent à Istanbul où son père a travaillé quatre ans. "C'est là que j'ai appris à lire et à écrire, chez les soeurs." Il en a gardé des images de campagne et de baignades dans le Bosphore. "Je me souviens aussi d'une société dont je ne pouvais pas m'approcher, qui m'était interdite. J'avais le sentiment d'être à côté de la vie." De retour à Paris, il poursuit sa scolarité chez les jésuites. A l'adolescence, Patrice Rötig rompt avec le carcan rigide de sa famille. Il fait des études d'histoire, puis entre au Centre de formation des journalistes, qu'il quittera au bout de quelques mois pour s'installer dans l'Allier. "J'avais la volonté de m'approprier un territoire. Etre à un endroit veut dire y travailler, s'y construire, et réfléchir à partir de là. J'ai eu l'impression que je ne comprendrais rien à la France si je ne comprenais pas cette région." Il fonde un journal local, La lettre de l'Allier, puis une revue, l'Almanach nouveau du Bourbonnais, et, de fil en aiguille, monte une petite entreprise de presse qui fonctionne bien. "C'était passionnant. Mais la presse a un côté qui n'en finit pas. J'en avais marre, j'avais envie d'entrer dans du texte qui ne soit pas éphémère."

Un cauchemar

Il décide alors de publier des livres. Avec le recul, il parvient à identifier ce qui l'a poussé à passer à l'acte : un cauchemar déclenché par un voyage en famille à Istanbul, où il n'était jamais retourné. "Je me voyais face à ce que j'étais à 6-7 ans, ça m'a bouleversé. Là réside l'argument de Bleu autour : ce qui m'intéresse, ce sont les mémoires actives." Ce n'est pas par hasard qu'il aime tant Pierre Loti, "sa fantaisie et sa fidélité à son enfance. Il est allé au bout de lui-même. Parmi les orientalistes, c'est un de ceux qui ont vraiment épousé l'Orient. Evidemment, ça lui a fait dire des bêtises sur ceux qui étaient contre la Turquie, les Arméniens, les Grecs...".

Pourtant, les premiers livres qu'il publie n'ont rien à voir avec la Turquie. Les liens se sont renoués plus tard, le temps que les souvenirs et les envies décantent. En 1997, il fait paraître Le village et enfin de Luc Baptiste et Vichy-Tombouctou dans la tête de Jean-Michel Belorgey, des auteurs du cru. A partir d'une collection de cartes postales de ce dernier, il conçoit le beau livre Femmes d'Afrique du Nord, auquel participe Leïla Sebbar qui deviendra vite l'auteure phare de Bleu autour. Dans un salon du livre, il aborde Nedim Gürsel et lui demande un récit autobiographique. L'écrivain turc lui donnera Au pays des poissons captifs. Il y va au culot et frappe à toutes les portes, musées et collectivités territoriales pour des coéditions, institutions pour les aides, imprimeurs qui créent pour lui le beau rouge des couvertures. Il demande aussi conseil à Jean-François Manier, le fondateur de Cheyne. "Il nous a dit : "Diffusez-vous et distribuez-vous vous-même, sinon vous allez mourir vite."" Alors, Patrice Rötig a sillonné la France avec sa camionnette remplie de livres à la rencontre des libraires, et Bleu autour n'est pas mort. "Tout un réseau à la fois professionnel et amical s'est créé. Des libraires nous ont ouvert leurs portes, certains nous défendent au-delà du raisonnable, ce qui est très réconfortant et incite à prendre des risques."

Le catalogue de Bleu autour ressemble à son fondateur, curieux de tout et surtout des gens, pour peu qu'ils s'interrogent : Jean Lebrun, se racontant en Journaliste en campagne, croise l'auteur arménien Raffi (Le fou) ; le Journal de Kaboul d'un officier français côtoie un classique d'Asie centrale, Nuit de Tchulpân ; la poésie d'Orhan Veli répond aux nouvelles de Sait Faik Abasiyanik ; Turcs et Arméniens sont publiés à la même enseigne... Il a aussi lancé et mis fin à Jim, acronyme pour Journal intime du Massif central, revue de luxe, improbable et créative, qui a failli l'engloutir. A présent, Patrice Rötig ne fait plus que de l'édition. Fin 2010, il a vendu son activité de presse, qui comptait encore pour la moitié du chiffre d'affaires. Aujourd'hui, si vous l'appelez sur son portable, il arrive qu'il vous réponde d'Istanbul, où il se rend plusieurs fois par an.

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