Entretien

Nicolas Beudon : « La révolution se trouve peut-être du côté des bibliothécaires »

Nicolas Beudon. - Photo © DR

Nicolas Beudon : « La révolution se trouve peut-être du côté des bibliothécaires »

Ancien bibliothécaire, Nicolas Beudon est devenu une référence du design thinking et de l'expérience utilisateur (UX), ces méthodes qui replacent l'usager au cœur de la bibliothèque. Il a piloté le projet des 7 lieux, la médiathèque de Bayeux, ouverte il y a un an. Féru de dessin et adepte de tarot, cet électron libre dynamite l'image figée et institutionnelle des bibliothèques en accompagnant établissements dans leur recherche de renouveau.

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Par Mylène Moulin
Créé le 13.02.2021 à 14h01

Les 7 lieux à Bayeux, Louise Michel à Paris, la médiathèque-estaminet à Grenay, la BU d'Angers ou encore la médiathèque entre Dore et Allier à Lezoux. De plus en plus de bibliothèques placent l'humain au centre de leur projet d'établissement et font appel à des spécialistes en design thinking ou en UX pour le concevoir. Quelles sont ces méthodes si populaires en bibliothèque ?

Nicolas Beudon : Ces établissements ont tous des approches un peu différentes : certains parlent de participation du public ou de coconstruction, d'autres de design thinking ou de design de service. Le point commun entre toutes ces démarches est de partir des usagers pour imaginer des lieux plus pertinents. Pour ma part, je préfère parler de design d'expérience ou de « design UX » (pour « user experience ») comme on dit en anglais. Derrière ces termes se cachent à la fois une méthodologie, des outils et une philosophie. Faire de l'UX, cela consiste à se renseigner sur les publics auxquels on s'adresse, en étudiant leur façon de penser, leur comportement et leurs émotions.

Les designers UX utilisent des méthodes issues de l'ethnologie et de la psychologie cognitive. Leur objectif n'a toutefois rien de scientifique, il est purement pragmatique : il s'agit de recueillir des histoires personnelles et des données d'observation afin de concevoir des interfaces, des espaces ou des services plus faciles à utiliser et à comprendre. L'idée sous-jacente est de faire en sorte que les choses qui nous entourent s'adaptent à nous, et non le contraire.

Les bibliothécaires ont depuis longtemps l'habitude de sonder leur public, mais l'UX permet de recueillir des données beaucoup plus riches que les traditionnelles enquêtes sociologiques. On peut par exemple demander aux gens de parler de leur espace de travail idéal en réalisant des constructions en Lego, on peut aussi cartographier le parcours d'un usager sous la forme d'un story-board. Une autre méthode souvent utilisée est celle de la « sonde culturelle » qui consiste à fournir à un usager un appareil photo ou un journal intime afin qu'il documente lui-même son expérience.

Qu'est-ce que ces méthodes peuvent apporter aux bibliothécaires et comment les appliquer en bibliothèque ?

N. B. : Dans le monde des bibliothèques, il y a beaucoup de mots d'ordre stimulants mais qui sont aussi très abstraits, comme l'idée de « bibliothèque troisième lieu » ou de « learning center ». Mais qu'est-ce que cela implique en termes d'espaces, de collections, de services ou d'organisation ? Le design UX permet de trouver des réponses en quittant le monde des idées pour se frotter au réel à l'aide de techniques très concrètes.

C'est aussi l'occasion pour les bibliothécaires de se décentrer et d'enlever leurs lunettes professionnelles. En bibliothèque, on a tendance à penser que les usagers nous ressemblent ou que le public a les mêmes réflexes que nous. Or, c'est loin d'être le cas. Je me souviens d'un test utilisateur réalisé par une BU sur son nouveau portail web. Un volontaire étudiant avait des tâches simples à réaliser (comme trouver les horaires d'ouverture de la bibliothèque ou chercher un titre dans le catalogue). L'étudiant « cobaye » a eu un mal fou à effectuer ces tâches élémentaires. En cliquant par erreur sur un bouton, il s'est même égaré sur Twitter sans s'en rendre compte... Cette expérience - un vrai choc - a permis à l'équipe de réfléchir à la façon de rendre sa plateforme plus facile à comprendre et plus « utilisable ». Ce sont souvent des points de détails qui font toute la différence. La bibliothèque de Sciences Po Paris s'est par exemple rendu compte en rencontrant des étudiants que les mêmes mots ne voulaient pas toujours dire la même chose pour les professionnels et les usagers. « Travailler à la bibliothèque » signifiait « venir sur place » pour les uns, et « postuler pour un job » pour les autres. Ce genre de constat basique peut immédiatement être exploité pour améliorer un service et la façon de le présenter.

Le défi principal est de trouver le temps pour mener ces recherches et imaginer des solutions nouvelles. Il faut souvent avancer à tâtons, explorer et expérimenter, en appliquant une méthode « agile » qu'on associe davantage aux start-up qu'aux bibliothèques.

Cela contribue-t-il à modifier profondément la nature des bibliothèques ?

N. B. : La conception centrée sur l'usager contribue à faire évoluer les bibliothèques bien entendu mais aussi le métier de bibliothécaire. Le paysage culturel a énormément changé depuis vingt ans et il continue d'évoluer très vite, comme l'a illustré la crise sanitaire récente, et des phénomènes comme le repli des grands studios de cinéma américains vers leurs plateformes en ligne, au détriment des salles. Pour les bibliothécaires, ce climat de révolution permanente nécessite d'être innovant, mais ils ont trop souvent tendance à déléguer les facettes les plus créatives de leur métier à des prestataires extérieurs qui se contentent d'appliquer des recettes toutes faites.

Lors de la création d'une nouvelle bibliothèque par exemple, les bonnes idées des bibliothécaires sont trop souvent noyées dans le ballet des intermédiaires : consultants, programmistes, architectes, techniciens et prestataires divers, fournisseurs de mobilier. Le projet initial est interprété, réinterprété, simplifié, lissé. En l'absence de vision globale, on aboutit à des lieux standardisés et uniformes.

En France, nous sommes en retard sur ce point en comparaison avec les pays scandinaves, les Pays-Bas ou l'Europe du Nord. Je pense par exemple au travail remarquable de l'agence de design néerlandaise Aatvos, qui conçoit des bibliothèques et des tiers lieux en adoptant une démarche globale mêlant à la fois conseil en stratégie culturelle, recherche UX, architecture, aménagement intérieur et marketing afin de créer des établissements à l'identité forte et cohérente. Les bibliothèques conçues par Aatvos sont de véritables cavernes aux trésors. On y trouve du mobilier hétéroclite qui raconte une histoire, de nombreux présentoirs comme dans une librairie ou une grande surface. Ce sont des lieux de vie, riches, denses et stimulants. En France, à l'inverse, les architectes se contentent encore trop souvent de dessiner des bibliothèques aseptisées, sans vraiment s'interroger dans le détail sur le parcours, les pratiques et le ressenti des futurs usagers.

La notion d'expérience utilisateur pourrait constituer un liant et une boussole pour tous les acteurs amenés à imaginer des bibliothèques nouvelles. C'est un niveau de réflexion qui correspond pour l'instant à une lacune en termes d'expertise, malgré la popularité croissante du design UX.

Cela suppose la création d'un nouvel intermédiaire ?

N. B. : En tant que consultant, c'est un terrain que je m'efforce de défricher et d'occuper, mais je pense aussi que les bibliothécaires sont en capacité de se saisir eux-mêmes de ces enjeux s'ils assument pleinement la dimension créative de leur métier. Les bibliothécaires se définissent généralement comme des professionnels du livre. Leur culture professionnelle et leur formation initiale sont encore fortement axées sur le traitement des documents. On oublie parfois que le livre est un instrument au service d'autres choses : la diffusion de la culture et de la connaissance, la promotion du savoir, de l'autonomie, de l'émancipation intellectuelle, etc. Plus que des professionnels du livre, pour moi les bibliothécaires sont des designers en puissance : leur rôle est d'imaginer et de faire vivre des environnements qui permettent d'étudier, de se divertir, d'être créatif, de faire des rencontres et des découvertes.

Vous allez bientôt publier un article intitulé « Et si les médiathèques s'inspiraient des grands magasins ? » pour la revue Nectart (éditions de l'Attribut). Vous travaillez également à un ouvrage consacré au « merchandising » en bibliothèque pour les éditions Klog. Ces titres peuvent sembler provocateurs. Vous y encouragez les bibliothécaires à s'inspirer d'autres univers professionnels, comme la grande distribution ou la librairie.

N. B. : C'est un peu provocateur en effet mais cela découle d'un constat tout simple : dans une bibliothèque publique, on vit toutes sortes d'expériences que l'on retrouve aussi dans d'autres lieux : on s'inscrit, on emprunte des documents, on lit, on fait des files d'attente, on parle avec des gens, on s'installe dans des canapés... C'est pour ça qu'il est intéressant d'aller voir ailleurs, y compris dans le monde du commerce, pour voir quelles solutions ont été mises en place dans d'autres contextes.

Les grandes surfaces culturelles et les librairies ont en particulier beaucoup de choses à nous apprendre pour créer du désir et pour permettre aux gens de faire des découvertes. C'est un vrai besoin du public : plusieurs enquêtes soulignent que 70 à 80 % des usagers des bibliothèques publiques viennent sans avoir de document précis en tête. Ils ont envie d'emprunter quelque chose mais ils ne savent pas quoi. Pourtant les techniques les plus répandues de classement et d'aménagement des bibliothèques favorisent principalement les usagers qui savent précisément ce qu'ils cherchent. La classification décimale de Dewey, qui est très majoritairement employée, attribue par exemple une « adresse » numérique précise à chaque document, mais elle n'est pas commode du tout pour fureter dans les rayonnages et la plupart des usagers ne comprennent rien à cette succession de chiffre. À la médiathèque de Bayeux, dont j'ai piloté le projet, nous avons mis en place un mode de classement inspiré de celui des librairies, beaucoup plus pratique pour le grand public.

S'inspirer de l'aménagement des librairies et des grandes surfaces culturelles, cela ne signifie pas pour autant qu'on transpose un modèle commercial au sein des bibliothèques publiques. Ce qu'on prélève, ce sont des techniques qui permettent de capter l'attention, de faciliter les découvertes, de simplifier la déambulation. Ce ne sont pas des techniques de vente à proprement parler. L'objectif n'est pas de faire des profits mais de permettre aux bibliothécaires de mieux remplir leur rôle de prescripteurs et de médiateurs, en s'appuyant sur des espaces adaptés à des usagers plus habitués aux codes des lieux commerciaux qu'à ceux des institutions académiques.

L'usager de bibliothèque est donc un consommateur comme les autres ?

N. B. : Ce qui est certain, c'est que la personne qui se promène dans la rue ou qui pousse la porte d'une librairie ne devient pas quelqu'un d'autre quand elle pénètre dans une bibliothèque. Dans un service public comme dans un centre commercial, il est important de tenir compte des points de repère et de la façon de penser des gens si on souhaite leur proposer des lieux faciles à vivre.

Or, pour le meilleur et pour le pire, la façon de s'orienter dans la culture aujourd'hui est dictée par des acteurs commerciaux. C'est valable dans les espaces physiques comme dans le domaine du numérique. Via Google, via Netflix, via nos smartphones, nous sommes habitués à avoir accès partout et tout le temps à toutes sortes de ressources, y compris culturelles. Ces multinationales font de la recherche UX à très grande échelle et leurs interfaces sont extrêmement faciles d'accès et d'usage. Qu'on le veuille ou non, le grand public attend désormais une facilité comparable des bibliothèques et des services publics.

Vous êtes un observateur privilégié de ce qui se passe au sein des bibliothèques. Comment voyez-vous la bibliothèque de demain ? Quels sont les défis à relever ?

N. B. : Je n'aime pas trop l'idée de la bibliothèque de demain ou de la bibliothèque du futur. Je trouve qu'il y a suffisamment à faire avec le présent ! En ce qui concerne les défis à relever, il y en a plusieurs en revanche qui sautent aux yeux.

L'offre numérique des bibliothèques par exemple n'est toujours pas satisfaisante. Que ce soit en BM ou en BU, les plateformes de ressources numériques sont encore conçues comme des catalogues traditionnels de bibliothèque, austères et intimidants. Les usagers leur préfèrent souvent des outils de recherche et d'accès à l'information plus brouillons mais aussi plus efficaces et plus simples, comme Google ou même des plateformes de streaming ou de téléchargement pirates. C'est particulièrement gênant pour les bibliothèques universitaires qui dépensent des millions d'euros en documentation numérique.

Je ne suis pas certain que les bibliothèques puissent sortir gagnantes de ce bras de fer avec Internet. Selon moi, leur vraie force se situe de toute façon sur un autre terrain : en tant que lieux physiques, ouverts à tous sans restriction, les bibliothèques publiques sont sans équivalents et elles constituent une véritable alternative au tout numérique. Dans certaines bibliothèques, on peut même désormais emprunter des instruments de musique ou des machines à coudre. Les bibliothèques contemporaines sont des lieux où l'on peut lire des livres, étudier, participer à toutes sortes d'activités, retrouver des amis ou simplement flâner. Tout cela est extrêmement rare et précieux. On l'a bien perçu lors des périodes de confinement en 2020, alors que cela nous était confisqué. À mon avis, c'est cette dimension physique, matérielle, concrète, on pourrait dire tout simplement humaine, qui mérite le plus d'être creusée aujourd'hui en bibliothèque et c'est pour cela que les approches comme l'UX interpellent autant.

Nicolas Beudon en 6 dates

Depuis mai 2019 Consultant et formateur indépendant 2016 - 2019 Chef de projet « Les 7 lieux » (médiathèque intercommunale), ouvert le 2 février 2019 à Bayeux Intercomm. 2011 - 2016 Chef du service arts et littérature à la Bibliothèque publique d'information, Paris. 2009 Diplôme de conservateur de bibliothèque / ENSSIB. 2004 Maîtrise de philosophie à l'Université Paris IV-Sorbonne.

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