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Le séparatisme est une défaite de la pensée

Le séparatisme est une défaite de la pensée

La plupart des dirigeants qui mènent les affaires et font l’opinion, de gauche comme de droite, « mettent » leurs enfants dans des établissements scolaires privés. Les réactions de réprobation aux paroles de l'éphémère ministre de l’Éducation furent donc d’une grande hypocrisie. Mais, par leur candeur même ces propos sans filtre ont révélé au grand jour que nous avions déjà basculé dans un monde où l’éducation n’est plus un bien commun.

La question soulevée n’est pas celle de la liberté de choix philosophique ou religieuse des parents mais celle du tri a priori des enfants, un tri accepté, de fait et en silence, par une bonne partie des milieux privilégiés de la société, tous bords confondus. Les professionnels des bibliothèques publiques, ces institutions ouvertes à tous, partout et sans discriminations, peuvent difficilement comprendre une telle évolution, car celle-ci est mortifère non seulement pour l’équilibre social mais pour le dynamisme intellectuel du pays.

En effet, même si l’émulation est nécessaire à l’apprentissage, encore faut-il qu’elle se déroule dans un espace de commensurabilité des idées et des expériences, non dans le séparatisme des conditions. L’excellence est un résultat, pas un préalable, car la connaissance n’est pas séparable de sa socialisation. Elle est par essence socialisation, même lorsqu’elle se pare de l’aura du génie individuel. Par exemple, elle n’aurait pas connu un essor de plusieurs siècles sans la circulation des livres. Elle ne continuera pas à progresser sans une éducation partagée, en particulier à la culture numérique.

Creuset commun

Parmi les craintes invoquées en sourdine, il y a celle de l’immigration et des effets négatifs qu’elle aurait dans les écoles par un abaissement du niveau et une dérive culturelle ou religieuse. Mais, qu’aurait-on pu dire alors, jadis, de l’arrivée massive dans l’enseignement public des enfants de la campagne, parfois incultes et confis d’un conservatisme religieux rétrograde, sans les hussards de la République et leur volontarisme à toute épreuve ? Pense-t-on mettre sous le boisseau du paupérisme une immigration qui ne va cesser de croître par la force de nos besoins économiques ? Pense-t-on échapper à la nécessité d’un creuset commun ?

Certes, ce creuset, les plus favorisés le cherchent désormais à l’international, au-delà même de l’ENS ou de l’ENA déjà ringardisées, comme ces aristocrates qui parcouraient l’Europe au 18ème siècle. Mais, les enfants chanceux de Mai 68 qui peuplent de leurs progénitures les clones de Stanislas ont-ils oublié d’où ils viennent ? Ont-ils oublié qu’ils ont le devoir de se préoccuper du monde proche qui les entoure et que sans cette prise en compte leurs succès à l’international tourneront peu à peu au leurre et à la dépendance ?

Il n’est pas question de se replier sur soi, mais de se garder de l’entre-soi. Tous les psychosociologues un peu sérieux le mesurent : plus que par les parents ou même les enseignants, c’est par leurs fréquentations que les enfants s’éduquent. C’est d’ailleurs pour cette raison que des parents choisissent le privé, dans l’espoir que leurs enfants échapperont à la sauvagerie du monde sous l’aile protectrice des Verdurin d’aujourd’hui. Mais, autant l’on peut à la rigueur comprendre la panique des parents autant l’on peut attendre d’un état démocratique qu’il ne cède pas à cette panique et qu’il fasse d’une éducation et d’une culture effectivement partagées une priorité absolue. Il ne peut se limiter à renforcer, au nom de l’excellence, les avantages préexistants. L’enjeu n’est pas que social, politique et géopolitique. Il est cognitif.

Penser avec les autres

En effet, qu’est-ce que la pensée sinon penser avec les autres, avec toutes leurs diversités et aspérités ? Les autres en sont, à la fois, le bain amniotique, le vecteur, la finalité, et la lecture l’un de ses relais. Mais les autres ne peuvent se limiter aux semblables, même s’ils viennent de milieux déjà cultivés, sauf à considérer que les bulles cognitives, que l’on reproche par ailleurs aux très populaires réseaux sociaux, sont devenues l’horizon fragmenté de nos espoirs déçus. Nous entrons dans une civilisation cognitive et, si nous n’y prenons garde, ce seront les modalités même de la pensée et leurs communautés respectives qui divergeront les unes des autres, à la différence de ce que l’ordre du livre avait produit. Le paradoxe n’est pas mince :  l’agilité textuelle que la culture des livres aura perfectionnée par le numérique risque de se retourner contre elle-même si le projet humaniste qui la portait est oublié. Laissée à elle-même, en dehors de tout projet de société (de faire société), elle conduit aux manipulations de l’information que nous voyons se développer un peu partout dans le monde.

Le coupable n’est pas la technologie, mais notre déficience intellectuelle qui, après avoir ignoré la révolution en cours, nous empêche de l’appréhender autrement qu’en termes juridiques, alors qu’il s’agirait d’en faire dès l’école un puissant vecteur collectif de lecture, d’écriture et d’échanges – de pensée autrement dit. Les institutions du livre et leurs outils restaient, en quelque sorte, extérieures à leurs contenus. Elles fonctionnaient comme des cadres ou des rails guidant la spontanéité des lecteurs chevronnés ou facilitant l’accès au savoir des plus démunis. Le numérique, lui, imprègne notre psychisme et notre aptitude à communiquer. La liberté qu’il nous apporte se paye d’une solitude que seule une socialisation volontariste, en lien avec les autres formes de culture, peut compenser, surtout pendant les années d’apprentissage.

L’école publique, à l’image de la bibliothèque publique, doit redevenir ce creuset où toutes les expériences de vie d’une société se rencontrent et se frottent pour une appréhension plus riche du monde.

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