8 janvier > Roman France

La culture est mémoire : l’homme entre dans l’histoire grâce à ces traces écrites qui, malgré la fuite du temps, retiennent les bribes de son passage. La vie est amnésie : l’animal n’a pas de passé, il est éternellement présent ; l’humain, lui, se souvient, il souffre parfois même de vouloir retourner là d’où il vient sans y parvenir jamais. Cette douleur-là s’appelle nostalgie. Dans son deuxième roman, Histoires naturelles de l’oubli, Claire Fercak tisse un récit à deux voix où s’entremêlent les destins de deux êtres obnubilés par la mémoire ou son manque. L’un n’arrive plus à se souvenir, l’autre à oublier. A la suite d’un coma, Odradek ne sait plus qui il est et ignore tout de sa vie d’avant, hormis ce que lui en disent le psychiatre et ses collègues du zoo où il a réintégré en mi-temps thérapeutique son poste de soigneur. Suzanne ne se remet pas du geste de "son" Léonard qui a foncé en voiture droit dans le mur. La bibliothécaire en dépit des calmants ne dort plus et, incapable de faire son deuil, est allée jusqu’à recueillir, à la pince à épiler, le reliquat de sang et de cellules mortes de son défunt mari captif du ciment.

Odradek avait perdu sa mère d’origine tchèque deux ans auparavant et en avait été très affecté, à ce qu’on se raconte. Il aimait également beaucoup son métier à la ménagerie et affectionnait particulièrement la section reptiles. Il vivait seul mais était sympathique et grand buveur d’alcool, à ce qu’on dit aussi. Lui ne se reconnaît plus dans ce corps d’homme et tout ce dont il a la souvenance, ces images qui lui reviennent de son EMI, "Expérience de Mort Imminente", c’est d’avoir été, d’être encore un renard corsac, renard d’Asie occidentale et centrale, "le plus sociable des renards", d’après un employé de la bibliothèque où il passe la majeure partie de ses journées.

L’oubli que dépeint ici l’auteure de Rideau de verre (Verticales, 2007) n’est pas celui qui aiderait à dépasser la douleur de la perte, lumineuse amnésie qui vous réconcilie avec la joie de vous sentir vivre. Il s’apparente plutôt au refus d’être homme, à un défaut d’incarnation : Odradek se prend pour un goupil des steppes et se frotte le museau contre le sol ; Suzanne est phobique, a horreur du contact avec autrui et rejette sa propre fille, Muriel, qu’elle dit ne pas avoir enfantée. On a affaire à un mortifère oubli de la raison plutôt qu’à l’ivresse dionysiaque délestée du souci de soi. Suzanne, en reconnaissant le sourire de son époux dans le rictus mystérieux de ce barbu hirsute plongé dans les rayons zoologie de la bibliothèque, éprouve une aliénante attraction pour ce lecteur excentrique qu’elle suivra jusqu’à l’asile. Sean J. Rose

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