Entretien

Enki Bilal : « L’image est en grand danger »

Enki Bilal dans son atelier à Paris. - Photo Olivier Dion

Enki Bilal : « L’image est en grand danger »

Dans Shakespeare Bilal, Une Rencontre (Marie Barbier), Enki Bilal, maître du neuvième art, raconte ses expériences avec l'univers de Shakespeare, notamment comment il a travaillé par deux fois sur Roméo & Juliette. Dans un entretien accordé à Livres Hebdo, il revient sur son parcours et sur son métier « d'homme d'image » qu'il estime menacé. 

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Par Jean-Claude Perrier
Créé le 04.12.2023 à 14h38

Après ses débuts marquants à Pilote, à l’aube des années 70, en plein essor de la BD pour adultes, Enki Bilal s’est imposé comme un maître du neuvième art, avec son imaginaire bien particulier, qui culmine dans des albums comme Partie de chasse (Dargaud, 1983, sur un scénario de Pierre Christin), ou encore la trilogie Coup de sang (Casterman, 2009-2014). Mais assez vite, il s’est affranchi de ce cadre, exprimant son talent dans d’autres domaines : cinéma (à partir de Bunker Palace Hotel, en 1989), spectacles (par exemple décors et costumes pour La Bohème, de Puccini, en 2016), littérature (Nu avec Picasso, « Ma nuit au musée », Stock, 2020)… Surtout, il est devenu un artiste à part entière, dont les dessins et les tableaux sont exposés dans des galeries, et atteignent en ventes publiques des prix conséquents. Il n’y a qu’Hergé pour faire mieux !

Enki Bilal est une tête chercheuse, sans cesse à la recherche de nouveaux moyens d’expression, de canaux pour sa création foisonnante. Il s’est prêté à l’exercice de la collection « La rencontre », dans un album qui raconte ses expériences dans l’univers de Shakespeare, comment il a travaillé, par deux fois, sur Roméo & Juliette, montrant les dessins préparatoires, le making of du projet. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il revient aussi sur son parcours, et sur son métier « d’homme d’image », qu’il sent menacé à la fois par certaines technologies, et par l’esprit général de la société.

 

Livres Hebdo : Comment avez-vous été amené à vous intéresser à Roméo & Juliette ?

Enki Bilal : Shakespeare, je l’avais un peu lu au lycée, mais sans plus. J’aimais bien sa langue, et cet univers onirique. Et puis, en 1990, le chorégraphe Angelin Preljocaj, un « voisin balkanique » puisque sa famille est originaire du Monténégro et la mienne de Serbie, me contacte pour réaliser les décors, les costumes et l’affiche de son adaptation de la pièce. La guerre en ex-Yougoslavie venait de commencer, et j’ai vu dans la lutte entre les Serbes et les Croates une transposition de la haine entre les Capulet et les Montaigu. Un peu comme ce qui se passe en ce moment entre Israël et la Palestine. Le ballet a été monté en 1990 à l’Opéra de Lyon, avec succès, je l’ai même accompagné quand il a été présenté en Israël, en présence de Shimon Peres. Puis, il a été repris à Aix-en-Provence, où Angelin Preljocaj a sa propre compagnie et son lieu. Ensuite, en 2009, je me suis lancé dans la trilogie Coup de sang (Casterman, 2009-2014), dont l’idée était que la planète se révoltait contre l’humain. Le second volume, paru en 2011, était constitué par Julia et Roem, librement inspiré de la pièce, parce que, pour moi, il fallait que l’histoire se termine bien. J’ai bien aimé cette histoire post-apocalypse (non montrée) où tout a disparu, sauf la mémoire.

Comment inventez-vous ? Est-ce le texte qui vient en premier, ou d’abord l’image ?

Il n’y a pas de règle. Je suis un auteur libre ! L’image peut venir d’abord, ou le texte. J’aime autant écrire, sinon plus, que dessiner. Pour un album de BD, je détermine moi-même le nombre de pages, les cases que je dessine d’abord avec un crayonné, sans texte, ce que montre le livre Une rencontre. Je suis très attaché au papier, à sa sensualité. Mais bien vite, je me suis affranchi des contraintes strictes de la BD, avec ses phylactères.

Comment votre aventure a-t-elle commencé ?

Par ma rencontre avec René Goscinny, vers 1970. Après trois mois passés aux Beaux-Arts, où j’avais été déçu par le niveau et la prétention des gens, j’ai participé à un concours de dessins organisé par Pilote pour les moins de vingt ans. J’ai remporté le premier prix. C’était une porte qui s’ouvrait. Goscinny était très impressionnant, mais très drôle et bienveillant. Ma première contribution à Pilote s’intitulait Fin. « Ça commence bien ! », m’avait dit Goscinny. Ensuite, il y a eu ma rencontre avec le scénariste Pierre Christin, qui a été une vraie chance. On a fait ensemble plusieurs albums, dont Partie de chasse a constitué le sommet. Mais on était arrivés au bout de quelque chose. Je voulais travailler seul, j’avais commencé à peindre et j’y prenais du plaisir. Les années 70-80, c’était l’âge d’or de la BD franco-belge. Elle était inventive, audacieuse et rayonnait à l’étranger, aux États-Unis, au Japon. Il y avait de nombreux talents, et une vraie émulation entre eux. Les journaux, Spirou, Tintin, Pilote, puis (A suivre), jouaient un rôle important. Tout ça s’est ensuite délité. Aujourd’hui, les jeunes générations ne liraient plus un magazine de BD. Et, paradoxalement, puisqu’il y a trop d’images partout, l’image est en danger, l’image de créateur. D’abord à cause des logiciels et parce qu’en France la BD n’a toujours pas sa place en tant qu’art. Ici, c’est toujours le verbe roi. L’image n’est pas validée par le milieu intellectuel. Et puis, à cause du wokisme qui nous arrive tout droit des Etats-Unis, l’imaginaire va devenir dangereux. Oui, l’image est en grand danger…

Vous êtes considéré désormais comme un artiste à part entière, et vous avez beaucoup de succès.

Ça date de mon premier film, Bunker Palace Hotel, sorti en 1989, et de Roméo et Juliette, justement. Mais je n’ai jamais abandonné la BD, parce que je m’y sens libre, et que je suis « bankable ». Dans ma génération, j’ai été le premier à vendre des dessins chez Artcurial, et à exposer en galerie. Ensuite, Druillet ou Moebius s’y sont mis. C’est là, au début des années 90, que j’ai commencé à peindre. J’avais terminé Froid Equateur (Les Humanoïdes Associés, 1992), qui avait été élu meilleur livre de l’année par le magazine Lire. Ce qui n’avait plu ni au milieu littéraire, ni au milieu de la BD ! J’ai exposé des tableaux grand format, reproduits dans l’album Bleu sang (Christian Desbois Editions, 1994), lequel s’est vendu à 40 000 exemplaires. Même si je n’ai pas la mentalité du peintre traditionnel, et que je reste sur mes thématiques, la peinture me permet de toucher un autre public.

Là aussi, vous êtes « bankable » ?

Un tableau coûte entre 80 000 et 200 000 euros. Et une planche de La femme piège (Les Humanoïdes Associés,  1986), s’est vendue 380 000 euros.

Que pensez-vous de ces séries de BD qui, après la mort de leur créateur, sont reprises par d’autres, scénaristes et dessinateurs ?

Je ne sais pas quoi en penser. Bien sûr, c’est pour des raisons commerciales. Mais il y aussi une question de nostalgie, comme quand Floch reprend Blake et Mortimer. Ca peut choquer certains, car le lecteur de BD traditionnel est sans doute le plus conservateur qui soit.

Votre prochain projet ?

Dans un an, je publierai chez Casterman le livre 4 de ma série Bug. C’est long à faire, un album !

 

Shakespeare Bilal, Une rencontre, Marie Barbier, 192 p., 35 €

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