Entretien

Abdulrazak Gurnah : "Il existe des milliers d’écrivains africains"

Abdulrazak Gurnah

Abdulrazak Gurnah : "Il existe des milliers d’écrivains africains"

Le prix Nobel de Littérature 2021, Abdulrazak Gurnah plonge dans le vivier de ses racines pour raviver l’invasion de l’armée coloniale allemande, en Afrique de l’Est au début du XXè siècle. Dans Les vies d’après qui sort le 4 octobre chez Denoël, son souffle romanesque traverse plusieurs héros transformés par la guerre, l’exil, l’aliénation ou l’amour.

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Par Kerenn Elkaim
Créé le 03.10.2023 à 11h49

Livres Hebdo : Vous percevez « l’enfance comme arrière-pays de votre imagination », pourquoi ?

Abdulrazak Gurnah : J’ai quitté Zanzibar à 18 ans, alors mes souvenirs d’enfant sont longtemps restés vivants. Ils constituent clairement une source d’inspiration. Ma première compréhension de la planète est liée à mon île car en grandissant au bord de la mer, le monde venait à moi. Grâce aux gens, à leurs histoires et à ce sens de l’ailleurs, je faisais partie d’un vaste monde. Enfant, j’avais déjà beaucoup d’imagination. Mon cours préféré ? Les rédactions, un moment de silence, où chacun s’enfermait dans sa bulle. Pourtant, je n’aspirais pas à une carrière d’écrivain. Non seulement, il n’y avait pas de modèle en la matière, mais dans ma culture, on encourageait les jeunes à exercer des métiers utiles, comme médecin ou avocat. La littérature était perçue comme un divertissement. Or écrire ou lire sont des clés formidables. Ils nous offrent un pouvoir puissant et nous rendent plus humains.

En quoi vous sentez-vous un écrivain tanzanien ? Et le Nobel fait-il de vous un modèle ?

Je n’apprécie guère la littérature identitaire. D’ailleurs, je me considère uniquement comme un écrivain, même si je viens de Zanzibar. Le fait d’écrire en anglais et non dans ma langue maternelle renforce cela. Quant au Nobel, il est vrai que je n’avais jadis aucun modèle auquel m’identifier, mais aujourd’hui, il existe des milliers d’écrivains africains, traduits dans le monde entier. Cela crée des aspirations pour la jeune génération, alors je m’en réjouis beaucoup.

Pourquoi vous semble-t-il important de raconter la grande Histoire à travers les petites gens ?

Il me paraît avant tout essentiel de raconter l’Histoire d’un autre point de vue que celui des Européens. Cela ne signifie pas que leurs écrits sur l’Afrique ne sont pas justes, mais ils s’avèrent incomplets. Dans ce nouveau roman, je décris un conflit fondateur méconnu, si ce n’est sur les lieux où il s’est déroulé. Il est de mon devoir de le raviver pour qu’il ne soit pas oublié. Je fais partie des petites gens. Même s’ils ne s’en sortent pas toujours, ils se montrent héroïques dans leur façon d’avancer malgré les traumas endurés.

A travers ce livre, souhaitez-vous aussi dénoncer l’absurdité de la guerre ?

Complètement, tant elle a un côté rustre, irrationnel et chaotique. Ceux qui en souffrent ne connaissaient même pas la signification de ce mot. La plupart des petites gens ont été emportés par la faim, la maladie et la précarité. On oublie que les plus grands conflits européens ont débuté en Afrique, au siècle dernier. Avec les mêmes protagonistes, les allemands notamment… La guerre me paraîtra toujours incompréhensible, d’autant qu’elle est souvent menée par des pays dits « civilisés ». Ça me révolte, tant elle fait partie de la société humaine. Ainsi, la colonisation a tout transformé en divisant les pays par lesquels elle est passée. Cela pose la question de la responsabilité, mais je reste optimiste, parce qu’il s’agit d’un problème qu’on doit affronter.

Qu’en est-il de la question migratoire, qui traverse toute votre œuvre ?

Ce phénomène n’est pas nouveau, il y a toujours eu des mouvements de gens par grappes ou par vagues. Mais cette fois, ils vont du Sud vers le Nord, qui est devenu plus riche. Dire que le Vieux Continent les rejette en prétextant que ces gens vont détruire sa prospérité. Or c’est précisément à cause de l’Europe et des dégâts, engendrés par la colonisation et le pillage des richesses, que ces gens sont obligés de fuir. Alors que ces derniers devraient faire partie de nos sociétés, ils sont jugés inférieurs. Or pourquoi n’a-t-on pas le droit d’aspirer à une vie meilleure ? Moi-même, j’en ai fait l’expérience en gagnant l’Angleterre à 18 ans.

Ce roman raconte aussi une superbe histoire d’amour, peut-il nous ramener à la vie ?

Que serait un roman sans amour (rires) ? Je pense qu’on peut sortir d’un événement traumatique grâce à la générosité d’autrui. L’amour étant sa forme la plus intime, il peut apaiser nos chagrins et nos pertes. Au-delà de son pouvoir salvateur, il nous permet de trouver la meilleure part de nous-mêmes.

 

Abdulrazak Gurnah, Les vies d’après, traduit de l’anglais par Sylvette Gleize, Denoël, 23 euros, 381 p.

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