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Céline et le droit (1/4)

Céline et le droit (1/4)

La découverte des manuscrits inédits de Louis-Ferdinand Céline soulève la question de l'avenir de ces derniers.

On connaît les démêlés judiciaires auxquels Céline, collaborateur plus que "vedette" de l’Occupation, a été confronté et qui lui ont valu notamment d’être emprisonné au Danemark à la fin de la seconde Guerre mondiale. 

Mais, pour le spécialiste du droit de la culture, il existe une autre lecture juridique possible de Céline. Et qui prend une saveur particulière au gré des aventures que je vis comme avocat depuis que le journaliste Jean-Pierre Thibaudat est venu me voir, en juin 2020, avec le trésor des manuscrits inédits de Louis-Ferdinand Céline.

L’enchevêtrement des textes inédits et de nouvelles variantes, des textes connus et des lettres jamais lues, la prose immonde côtoyant la plus grande littérature ajoutent aux difficultés de l’affaire. 

Que peut-on rendre public ou non, en clair, publier et éditer, rendre accessible à la recherche ?
         
Les pamphlets antisémites et le droit de respect et de repentir
 
Commençons par le sort des trois pamphlets antisémites signés par l’écrivain et qui ne sont plus commercialisés depuis des décennies sans avoir eu besoin d’être interdits.

En l’occurrence, Céline a, de lui-même, mais il faut bien dire que les éditeurs n’avaient guère envie de persévérer, exercé son droit de retrait ou de repentir sur ses trois pamphlets antisémites.

L’article L. 121-4 du Code de la propriété intellectuelle accorde en effet à l’auteur une prérogative morale véritablement extraordinaire du droit commun. Il s’agit du "droit de retrait ou de repentir". Grâce à ce droit, l’auteur peut revenir sur la publication de son œuvre. 

En dépit de tout engagement contractuel, il peut choisir de reprendre son manuscrit et, si l’œuvre est déjà publiée, d’en arrêter la commercialisation. Ce droit exorbitant est bien entendu fortement encadré : d’une part, l’auteur est tenu d’indemniser l’éditeur du préjudice subi ; d’autre part, pour le cas où il reviendrait sur sa décision, il est tenu de proposer à nouveau son œuvre au même éditeur avant tout autre et aux mêmes conditions que précédemment conclues.

L’auteur ne peut exercer cette prérogative, particulièrement exorbitante du droit commun, que pour des raisons purement morales. En aucun cas des motifs pécuniaires ne doivent intervenir. S’il peut ainsi s’appuyer sur des préoccupations morales pour exercer son droit de retrait ou de repentir, il ne peut invoquer une rémunération trop faible.

Traficotage

Jacques Chardonne a ainsi réussi à rattraper Le Ciel de Nieflheim dont il venait de signer le service de presse ; l’occupant a commencé de lui sembler moins sûr que le débarquement, un jour, des Alliés.

Plus récemment, l’affaire Cioran a opposé au palais de justice de Paris l’exécuteur testamentaire de l’écrivain roumain aux éditions de L’Herne. Ce conflit autour d’un texte haineux de jeunesse, renié plus tard par son auteur — conscient si ce n’est du caractère inacceptable de cette prose en tout cas de l’image désastreuse qu’il aurait alors traînée dans le Paris de ses aphorismes —, a notamment remis en lumière ce singulier droit de retrait ou de repentir.

Gallimard a évoqué il y a peu la possible fin du retrait des pamphlets de Céline qui ont toujours été vendus à prix d’or chez les bouquinistes, ont été republiés sous le manteau et dans de méchantes éditions pirates mais sont surtout aujourd’hui reproduits sur internet par les mêmes officines politiquement très orientées. Mais la polémique a été trop vive. Il faudra pourtant qu’on dispose avant l’arrivée de ces textes dans le domaines public (début 2032) d’une édition scientifique irréprochable chez Gallimard, avec un apparat critique inattaquable, préfacée avec dignité et respect de la mémoire de la Shoah, pour couper court à cet atroce traficotage.
 
Les quatre manuscrits inédits et le droit de divulgation
 
Il y a désormais sur la table l’équivalent de quatre manuscrits inédits : un texte dénommé Londres (1 000 feuillets), un autre qu’on appellera La Guerre (240 feuillets), 600 pages jamais vues et lues de Casse-pipe et, enfin, la légende du Roi Krogold (ou du Roi René). Se posera alors la question du droit de divulgation inscrit dans le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) à l’article L. 121-2.

Celui-ci précise que l’auteur "détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci". Le droit de divulgation est le droit par lequel l’auteur est seul à décider si son œuvre peut être ou non rendue publique. Quand bien même il serait lié par un contrat et tenu de livrer un manuscrit, les tribunaux ne peuvent l’y forcer s’il s’y refuse. Les magistrats lui demanderont de verser à l’éditeur une compensation pécuniaire, mais en aucun cas ils ne lui feront obligation de livrer son œuvre.

De même, quiconque entre en possession du support matériel d’une œuvre ne peut la divulguer qu’avec le consentement de l’auteur. C’est ainsi que le propriétaire d’un tableau ou d’un manuscrit peut se voir interdire de le rendre public.

Consentement

Quant aux "conditions" du "procédé" de divulgation, dont l’auteur reste maître selon la loi, il s’agit tout simplement du droit attribué à l’auteur de librement décider que sa pièce ne sera pas publiée mais seulement jouée, ou bien récitée mais non jouée, etc.

La divulgation nécessite le consentement de tous les coauteurs d’une œuvre. L’article L. 121-9 apporte enfin certaines précisions sur les rapports entre droit de divulgation et mariage.

Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Il a ainsi été jugé par la Cour de cassation, le 25 février 1997, que la production d’un manuscrit inédit en justice constituait une divulgation de l’œuvre et donc une violation du droit moral… Et le tribunal de grande instance de Paris a rappelé, le 21 septembre 1994, qu’une autorisation de consultation d’archives inédites ne permet pas au chercheur de divulguer en librairie l’œuvre ainsi découverte.

Refuser une exploitation

Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports. Le 13 février 1981, la cour d’appel de Paris a jugé, à propos de portraits représentant Jean Anouilh, que si le photographe "avait autorisé Paris-Match à divulguer les cinq photos en cause dans son magazine, il n’a jamais autorisé TF1 à les divulguer par la voie de la télévision".

De même, la cour d’appel de Paris a eu à connaître d’une curieuse pratique éditoriale, le 18 novembre 1998: "M. O…, journaliste, a remis, courant mars 1995, à la rédaction du Petit Futé un texte relatif au delta du Mékong destiné à être publié dans le Country Guide consacré au Viêtnam. (…) Cet article [a] été, sans être rémunéré, inséré sous une rubrique "courrier du lecteur" […]. Il est sans incidence que la lettre du 25 mars 1995 par laquelle il s’est opposé à la publication de son texte sous la forme d’une lettre du lecteur soit parvenue après la parution du guide. […] En publiant l’article dans ces conditions, assimilant l’œuvre d’un journaliste professionnel à la contribution gracieuse d’un voyageur amateur à la confection du guide", il a été porté atteinte au droit de divulgation de l’auteur.

Perpétuel comme tous les droits moraux, et franchissant donc la frontière du domaine public, le droit de divulgation est transmissible par voie successorale. Aux termes de l’article L. 121-2 du CPI, "après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur. À leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l’auteur, ce droit est exercé dans l’ordre suivant : par les descendants, par le conjoint contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n’a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession, et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir"... Bref, il y a toujours quelqu’un pour veiller au grain.

(à suivre)
 

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