Suède

Nobel de littérature : les coulisses d’un naufrage

L’édition du 22 novembre 2017 du Dagens Nyheter avec le témoignage des 18 premières femmes contre Jean-Claude Arnault. - Photo DR

Nobel de littérature : les coulisses d’un naufrage

Révélées par la presse suédoise, les accusations de viols et agressions sexuelles contre le Français Jean-Claude Arnault, époux d’une membre de l’Académie suédoise, ont plongé l’institution chargée de décerner le Nobel de littérature dans une crise sans précédent. Jusqu’à l’annulation, le 4 mai, de la prestigieuse récompense. Analyse.

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Par Marine Durand,
Créé le 06.07.2018 à 12h05

Matilda Gustavsson n’a rien oublié de sa rencontre avec Maria (1), l’une des premières victimes à témoigner. "Elle a étalé sur la table de sa cuisine des dizaines d’articles de presse à la gloire de Jean-Claude Arnault. Pendant dix-sept ans, elle avait compilé les références à l’homme qui l’a violée alors qu’elle était une jeune auteure psychologiquement fragile. C’était sa façon de gérer la douleur." Journaliste au Dagens Nyheter, le premier quotidien de Suède, c’est elle qui, "inspirée par l’affaire Weinstein", a révélé en novembre le scandale sexuel qui remue toute la société suédoise. Un mois et demi d’enquête sur ce Franco-Suédois de 71 ans, marié à Katarina Frostenson, la poète la plus reconnue du pays, et sur lequel courent des rumeurs depuis près de quarante ans. Dix-huit femmes l’accusent d’avoir utilisé son influence dans le milieu littéraire et intellectuel pour abuser d’elles sexuellement. "Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg", raconte la reporter. Une centaine de femmes se sont manifestées depuis, entraînant des démissions en série au sein de l’Académie suédoise, dont Katarina Frostenson est l’un des 18 membres nommés à vie.

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Le 6 avril, Peter Englund, Klas Ostergren et Kjell Espmark, trois membres de l’institution fondée en 1876 sur le modèle de l’Académie française, ont quitté leurs fonctions. Le 12 avril, suivaient Sara Danius, la secrétaire perpétuelle, et Katarina Frostenson. Le 28 avril, c’était au tour de l’immortelle Sara Stridsberg de partir, jusqu’au coup de grâce que tout le monde pressentait: le report du prix Nobel de littérature 2018 à 2019, le temps de mener "un travail sur le long terme et en profondeur", selon le secrétaire perpétuel par intérim, Anders Olsson. "L’Académie suédoise est une fierté nationale, ses membres sont les intellectuels les plus brillants du pays, mais l’opinion publique a perdu confiance", analyse Matilda Gustavsson. Comment en est-on arrivé là?

Une gestion de crise catastrophique

L’affaire entourant ce "Weinstein français" en terre suédoise - qui nie toute accusation - n’est qu’une partie d’une crise aux multiples strates. Jean-Claude Arnault est le directeur artistique du Forum, un club littéraire huppé à Stockholm où se retrouve toute l’intelligentsia suédoise. Le lieu a reçu au fil des années d’importantes subventions de l’Académie. Une enquête diligentée en décembre par la secrétaire perpétuelle de l’époque, Sara Danius, a montré que Katarina Frostenson détenait la moitié des titres de propriété du Forum, dévoilant un conflit d’intérêts que les membres semblaient ignorer. "Jean-Kladd" ("Jean-crade"), ainsi qu’on le surnomme dans le milieu, entretient aussi de fortes amitiés avec des académiciens, au point d’être considéré parfois comme le "19e membre". "Vous aurez du mal à trouver un auteur en Suède qui n’ait pas été subventionné par l’Académie, ce qui explique pourquoi les gens ont mis si longtemps à parler", affirme Matilda Gustavsson. Comble du déshonneur pour les Sages, le Français aurait à plusieurs reprises divulgué le nom du futur lauréat du prix Nobel aux femmes qu’il espérait séduire .

Contre toute attente, depuis novembre, Jean-Claude Arnault "a reçu le soutien inconditionnel d’Horace Engdahl, un ex-secrétaire perpétuel de l’Académie suédoisedont la parole est très écoutée, détaille Lasse Winkler, ancien rédacteur en chef de Svensk Bokhandel, le magazine des professionnels du livre en Suède. Mais en refusant de condamner les agissements de son ami, Horace Engdahl s’est mis à dos toute la population suédoise qui, fait rare, n’a pas hésité à descendre dans la rue pour manifester le 19 avril. "Après cela, aucun membre n’a plus accepté de s’exprimer."

Guerre des clans

De fait, une omerta s’est abattue sur l’institution désavouée. Aucun des académiciens que nous avons sollicités n’a souhaité nous répondre, Anders Olsson justifiant ce silence par un processus de "sortie de crise" en cours avec un médiateur. Depuis janvier, une guerre des clans divise l’Académie, nous raconte cependant, sous couvert d’anonymat, une personnalité proche de l’institution. D’un côté, les pro-Arnault-Frostenson emmenés par Horace Engdhal, qui ont exigé que les règles concernant les conflits d’intérêts soient démantelées. "Toutes sortes d’arguments ont été déployés pour défendre Mme Frostenson, qu’elle était une excellente poète, qu’elle avait été harcelée par les médias…", énumère cet initié. De l’autre, des académiciens exigeant la démission de Katarina Frostenson, qui ont refusé de reculer face aux amis du couple. L’interview donnée par Sara Danius au journal Svenska Dagbladet, dans lequel elle dévoile une partie des conclusions de l’enquête censée rester confidentielle, a participé à enflammer le débat. "Avec le départ des trois premiers membres, le camp Arnault-Frostenson s’est retrouvé majoritaire et a voté l’exclusion de la secrétaire perpétuelle. C’était une demande de Katarina Frostenson et une vengeance mesquine", ajoute ce proche de l’Académie.

Qui pour attribuer le Nobel?

Réduite à dix membres - Lotta Lotass et Kerstin Ekman ayant déjà claqué la porte pour d’autres raisons -, l’Académie "n’était plus en mesure de remettre le Nobel de littérature. Qui voudrait un prix de la part d’une assemblée bloquée à une autre époque ?, s’interroge Lasse Winkler. Un important ménage s’impose, peut-être de la part du roi Carl XVI Gustaf", protecteur de l’organisme. La question de l’avenir de l’institution se pose aujourd’hui, d’autant qu’elle attribue, outre la récompense à 8 millions de couronnes suédoises (766 000 euros), plusieurs prix tout au long de l’année. L’auteur Johannes Anyuru, gratifié fin mai du prix Dobloug récompensant des auteurs de fiction suédois et norvégien, a fait part ouvertement de sa gêne à accepter la récompense. Mais cette crise inédite fait peser une autre menace sur l’Académie. "Les membres souhaitaient ardemment remettre le Nobel cette année, mais la Fondation Nobel a réclamé l’annulation", éclaire le proche de l’Académie. Deux ans après la remise décriée du Nobel à Bob Dylan, "il y a de gros risques qu’ils perdent l’attribution du prix, au moins temporairement, et que ce dernier soit décerné en 2019 par un autre organisme."

(1) Le prénom a été changé.

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