Je suis en rogne. Pour plusieurs raisons. Et d’autant plus en rogne que tout est de ma faute. D’abord, je devrais mieux gérer mon emploi du temps. Revenir plus souvent vous faire signe ici. Mais c’est terrible, d’être son propre maître. Il y a toujours une urgence plus urgente que l’urgence d’à côté. Enfin, je suis là. Rognonnant. Bougonnant. Pour l’essentiel, à cause d’un livre formidable : Le goût de la marche , que Jacques Barozzi publie au Mercure de France. Exactement, ou presque, l’anthologie que je rêve de faire depuis… enfin, depuis longtemps. Je n’ai pas encore trouvé mieux que la marche comme moyen de déplacement, même si les taxis ont leurs avantages. Et si Jacques Lacarrière est une de mes idoles, ce n’est pas à cause de ce qu’il a écrit sur la Grèce, c’est parce qu’il a raconté, dans Chemin faisant , son millier de kilomètres à pied à travers la France avec le sens de la magie des pas, avec un œil aigu. Une des scènes les plus érotiques de la littérature reste, pour moi, sa description d’escargots en pleine relation sexuelle au bord de la route, parfaitement indifférents au regard du voyeur que devient, pour mon bonheur (et, j’espère, celui de quelques autres), Jacques Lacarrière à ce moment. Je précise, au cas où quelques esprits mal tournés liraient ces lignes, que je n’ai rien d’un zoophile – d’ailleurs, faire l’amour avec un escargot, beurk ! Jacques Barozzi ne reprend pas cette scène. Mais n’oublie pas Chemin faisant , dont il retient quelques pages dans son ouvrage. Il cite aussi des auteurs que je n’aurais pas oubliés dans mon anthologie imaginaire. Mais, la règle du genre étant de susciter chez le lecteur les regrets des textes qu’il n’y retrouve pas, voici quelques pistes que j’aurais dû creuser davantage. Dans « mon » Goût de la marche , j’aurais évidemment inclus un extrait d’ Ascension , de Ludwig Hohl, une course en montagne qui est un pur bonheur. Et aussi, traduit de la même langue (l’allemand), un autre du livre de Werner Herzog, Sur le chemin des glaces , où le cinéaste devenu écrivain pour la circonstance, raconte son voyage d’Allemagne à Paris avec la certitude d’aider Lotte Eisner, hospitalisée, à survivre. Il y aurait eu Le jour où Beaumont découvrit sa douleur , un texte de Le Clézio où une rage de dents se transforme en itinéraire halluciné. Pour la marche au long cours, je n’aurais pas oublié Bernard Ollivier, dont Longue marche est un chef-d’œuvre. A marche forcée, on aurait retrouvé – tant pis pour les puristes – Richard Bachmann, alias Stephen King, avec Marche ou crève . Et, dans la même veine, On achève bien les chevaux , dont je dois reconnaître que les images du film de Sidney Pollack ont un peu supplanté le souvenir de la lecture du roman d’Horace McCoy, quand la danse devient une interminable marche en rond d’ivrognes – ivres de fatigue. Il y en a encore. Le rêve de marche interminable du Corridor de Jean Reverzy. Balades , de Henry David Thoreau. Peut-être La marche de nuit , de William Styron – que j’aurais dû lire avant de décider qu’il fallait l’intégrer à cette anthologie. Et j’aurais dû aussi retrouver le nom de cet écrivain espagnol, qui écrivait peut-être en français, dans un roman paru chez Stock il y a une trentaine d’années, où un personnage nommé Ana marchait sur une voie de chemin de fer… Et bien d’autres. Si j’avais été moins velléitaire. Dans ce cas, improbable, j’aurais aussi travaillé davantage sur le vague projet de collectionner les mots obsolètes, à un moment où j’étais plongé dans les vieux dictionnaires, entre Furetière, Académie et Littré. Et je n’aurais pas rognonné une fois de plus en voyant paraître le livre de Denis Grozdanovitch, Le petit Grozda . Encore Denis Grozdanovitch a-t-il fréquenté longtemps le Littré, seule source qu’il se donne. Il a utilisé le vocabulaire dans ses textes. Il leur a ajouté des commentaires. Il a fait tout ce que je n’aurais pas fait. Donc, fini d’être ronchon (pour aujourd’hui). Ces deux livres existent, ils sont exactement ce qu’ils devaient être et c’est très bien ainsi. _______________ Jacques Barozzi. Le goût de la marche . Mercure de France, Le petit mercure, 144 pages, 5,50 €. Denis Grozdanovitch. Le petit Grozda . Seuil, Points, n° 1870, 285 pages, 7 €.

Les dernières
actualités