Dictionnaire

Nous avons conscience que c’est un peu gonflé", reconnaît Alain Rey à propos du projet au cœur de la célébration des 50 ans du Petit Robert de la langue française, publié pour la première fois en 1967. Les acheteurs du millésime 2018 du dictionnaire, à paraître le 17 août, découvriront 22 peintures abstraites de Fabienne Verdier, spécialement créées et réparties au fil des quelque 3 000 pages de l’ouvrage, augmenté des habituels mots et sens nouveaux. D’"Arborescence-Allégorie" à "Voix-Vortex", en passant par "Instabilité-Ivresse", "Nuit-Noir", "Tissage-Temps", etc., l’artiste interprète "le dynamisme profond du langage à travers des couples de mots, de relation évidente ou incongrue", explique le plus médiatique des lexicographes, français, toujours aussi malicieux, passionné et passionnant, à 88 ans.

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"Je me suis aperçue que le rapprochement de deux mots faisait jaillir d’un coup toute une pensée, créait une dynamique, un territoire auquel on ne s’attend pas. Derrière ces mots qui nous semblent connus, on découvre des énigmes, des histoires, mais aussi une mémoire de sens, de fulgurances, de connexions que j’ai tenté de transmettre à mon pinceau", explique Fabienne Verdier. "Produit d’une énorme réflexion collective à partir du latin et des langues germaniques, le français est porteur de données culturelles mais aussi de quantité de bizarreries, de modifications et de sens d’une incroyable richesse, à la fois perdus et présents. Les mots sont des accumulateurs d’énergie dont nous n’avons pas conscience", complète Alain Rey, certain que seule la peinture abstraite pouvait traduire cette impression. La technique personnelle de Fabienne Verdier, qui a mis au point une sorte de lourd pinceau géant arrimé par un filin au plafond de son atelier, est en elle-même porteuse de cette énergie que suppose sa manipulation.

Illuminations

Même lorsqu’on les interroge séparément, l’artiste et le lexicographe se répondent à distance et révèlent une connivence appuyée sur une analogie de pensée qui dépasse les deux années passées à travailler, discuter et se stimuler autour de ce projet. Formée à l’origine à la calligraphie chinoise, expérience fondatrice qu’elle a racontée dans Passagère du silence (Albin Michel, 2003), récit devenu un best-seller, Fabienne Verdier reste imprégnée des idéogrammes, "qui montrent comment une forme abstraite peut évoquer avec force une pensée en mouvement". L’artiste ne cache rien des moments de désarroi qui l’ont traversée, en raison de son exigence : "J’ai détruit beaucoup de tableaux". Alain Rey confirme, empreint d’admiratifs regrets, ajoutant que ces peintures ne sont pas des illustrations, mais "des illuminations, au sens où l’entendait Rimbaud dans ses poèmes", c’est-à-dire des enluminures.

Pour ne pas bouleverser l’organisation de "ce petit gris de la pensée", ainsi qu’ils surnomment le dictionnaire jusqu’ici vierge de toute couleur, ces tableaux sont repliés sur eux-mêmes, en diptypes ou triptypes. Sur le dos du premier panneau, le lecteur découvre d’abord le couple de mots qui les inspire, disposés sous forme de bloc, puis un texte d’Alain Rey au revers du second. Ainsi, à propos de Musique-Mutation : "cet art vainqueur du silence et maître du temps, la musique, absorbe l’incessant moteur des mutations, la vie".

L’évolution de l’entreprise éditrice du dictionnaire illustre à sa manière les mutations de l’édition. A l’origine de ce projet, auquel il a pensé dès son arrivée à la direction du Robert en 2015, Charles Bimbenet reste discret sur l’investissement et l’enjeu pour la maison, département du pôle éducation et référence du groupe Editis. "Nous avons prévu un tirage de 50 000 exemplaires, ce qui est significativement au-dessus du volume habituel de fabrication, sans toutefois le doubler", consent-il à dire. A son prix (64,50 euros, en baisse de 40 centimes), ce millésime représente un volume d’affaires potentiel d’environ 1,6 million d’euros pour la maison.

Pierre angulaire

La communication autour de l’événement devrait relancer les ventes, bien éloignées aujourd’hui des records dont se souvient Alain Rey. "En 1964, nous avions terminé le Grand Robert en six volumes, mais la société était comateuse, il fallait tenter autre chose. Le succès de ce dictionnaire de langue entièrement repensé pour fonctionner en un seul volume a été aussi inattendu que foudroyant : les ventes ont atteint 80 000 exemplaires dès la première année, et ont culminé à plus de 200 000 dans les années 1980". Son principal auteur - avec Henri Cottez ; Josette Rey-Debove, son épouse décédée en 2005 ; et le correcteur Georges Chetcuti, auxquels il rend hommage dans sa préface - y voit aussi "un témoignage collectif d’attachement pour cette langue" française.

Le Petit Robert reste la pierre angulaire d’une maison toujours dédiée à la langue, mais il ne suffirait plus à la faire vivre. Ses deux best-sellers sont désormais les versions grand format et poche du Robert junior (54 000 et 58 000 exemplaires), "leaders d’un marché scolaire très stable", se félicite Charles Bimbenet. Ils sont loin devant Le Robert illustré, dictionnaire encyclopédique directement concurrent du Petit Larousse illustré, qui célébre cette année le bicentenaire de la naissance de son créateur (1). L’éditeur produit aussi de nombreuses versions semi-poche et poche de son dictionnaire de français, plusieurs dizaines de dictionnaires bilingues, de multiples usuels (synonymes, orthographe, grammaire, mots croisés, etc.), et s’est lancé dans les manuels scolaires de français et de langues.

(1) Voir notre série de trois articles consacrés à Larousse : "Pierre Larousse, mortel succès" (LH 1115, du 3.2.2017, p. 26-28), "A la conquête du monde" (LH 1116, du 10.2.2017, p. 28-30) et "Une révolution copernicienne" (LH 1117, du 17.2.2017, p. 28-30).

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