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Il serait à nouveau temps d’être ringard: défendre et célébrer le livre papier?

Il serait à nouveau temps d’être ringard: défendre et célébrer le livre papier?

Présenté comme l'horizon ultime de la lecture, le numérique reste, et potentiellement pour longtemps, une pratique mineure face au papier. Il est temps d'en tenir compte. 

En mars 2000, à l’ouverture de ce qui s’appelle encore le Salon du livre de Paris, les commentateurs n’ont d’yeux que pour une innovation qui, semble-t-il, est destinée à remplacer rapidement ce que proposent encore les autres stands, et qui occupe entièrement le "village e-book". Fleurissent alors les déclarations péremptoires sur la fin du livre papier, la fin des libraires, la fin des bibliothèques, etc.

On sait ce qu’il advint de cette première acmé médiatique, dont l'aventure de la société Cytale, fondée en 1998 par Jacques Attali et Erik Orsenna pour commercialiser des appareils de lecture de livres numériques, et qui dépose son bilan en 2002, est emblématique. Les raisons de ce premier échec sont, à rebours, évidentes: la technologie n’est pas prête, les problèmes de droits inextricables et la bulle boursière internet éclate à partir de mars 2000 —au moment même où le "livre électronique", comme on l’appelait alors, doit triompher en France.

Sept ans plus tard, on peut considérer le lancement par Amazon de son "Kindle", "liseuse" destinée essentiellement, voire uniquement, à la lecture de livres sur écran, comme la seconde acmé du livre numérique qui, là encore, provoque une avalanche de prévisions définitives, sur la fin du livre papier, la fin des librairies, la fin des bibliothèques, etc. Pour ces dernières, leur sort semble d’autant plus scellé que, comme évoqué dans un précédent billet, le projet "Google Print" est destiné à créer LA bibliothèque mondiale qui rendra les "autres" obsolètes puisque, c’est bien connu, la seule chose qui attire le public dans les bibliothèques, c’est la lecture de livres papier.

Un plafond à 20% du chiffre d'affaires pour le numérique

Il est frappant de constater que cette seconde acmé ne prend pas en compte le fait que (hors la faillite boursière), les problèmes qui avaient conduit à un premier échec sont toujours là: la lecture prolongée sur écran est fatigante, et moins "productive" que la lecture d’un livre papier; les problèmes juridiques sont plus complexes encore qu'en 2000; malgré la promotion du format "universel" Epub, la compatibilité entre les diverses solutions techniques proposées est rien moins que garantie, etc. La seule chose qui semble avoir évolué de manière décisive, c’est… le poids et l’encombrement des appareils. On a connu un marketing plus décisif.

Comme le disait Lénine, "les faits sont têtus" et, à leur manière, les patrons des trois principaux groupes d’édition américain (MacMillan, Simon and Schuster, Penguin Random House) en ont pris acte en constatant que, si la part du livre numérique dans leur chiffre d’affaires tournait désormais autour de 20%, il y avait peu de chance pour qu’elle progresse encore, encore moins pour qu’elle s’inverse avec celle du livre papier —et plus du tout pour que ce dernier, récemment encore à l’agonie, disparaisse.

Sans acrimonie, on peut être sûr que cet échec fera moins écrire que les fièvres médiatiques signalées plus haut. Pourtant, le phénomène est unique dans les industries culturelles, désormais presque entièrement dématérialisées, si on en exclut le spectacle vivant —et encore, le groupe suédois ABBA vient d’annoncer qu’il effectuerait vraisemblablement une tournée mondiale… sous forme d’hologrammes.

Redonner au numérique sa juste place dans le débat

Cet échec du livre numérique est pourtant significatif, et les bibliothèques feraient bien de l’analyser pour proportionner leurs efforts à l’importance des enjeux, ceux-ci restant, il est vrai, plus importants pour les bibliothèques universitaires et de recherche que pour les bibliothèques publiques. Ainsi, s’il est certes louable de se préoccuper des évolutions de format, de débattre du prix unique du livre numérique, de s’écharper sur les possibilités (ou non) de prêt multiple et simultané de ces ouvrages, de déplorer la "défaite contractuelle" que signifie l’extension de PNB (Prêt numérique en bibliothèque) en l’absence d’une solution juridique équivalente à celle de la loi sur le droit de prêt pour les livres papier, etc., il faudrait pondérer l’intérêt de ces débats à l’importance quantitative du marché du livre numérique en France (bien moindre même qu’aux Etats-Unis) et, plus encore, des usagers numériques des établissements par rapport aux usagers physiques, même si, bien sûr, les uns sont aussi les autres.

Que les bibliothécaires soient sensibles à la doxa médiatique, qui accorde la priorité au numérique comme solution universelle pour l’accès à la culture et à l’éducation, est compréhensible, sinon opportuniste. Mais ils pourraient tout aussi bien prendre garde à ce que, justement, de scandale sur la violation de la vie privée en désillusion sourde sur les espoirs placés dans les technologies, la doxa est, peut-être, en train de changer et que, peut-être, il serait à nouveau temps d’être ringard, en défendant et en célébrant le livre papier.
 

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